Le Condamné à mort, Jeanne Moreau et Etienne Daho, Jean Genet, par Didier Smal
Le Condamné à mort, Jeanne Moreau et Etienne Daho (Radical Pop Music/Naïve, 2010), Jean Genet, Gallimard/Poésie, 1999, 130 pages, 6,20 €
La poésie mise musique, on connaît, avec des réussites éblouissantes (John Cale et Do not go gentle into that good night, de Dylan Thomas, pour ne citer qu’un exemple), mais aussi des exercices intellectuels où certes la musique est d’une grande beauté, mais où la poésie, dans ce qu’elle a de plus formel, donne à l’ensemble un aspect guindé (rien à faire, Léo Ferré, c’est pour les connaisseurs, j’ai des difficultés à croire que ses enregistrements de Baudelaire et Rimbaud puissent donner un plaisir inconditionnel, une pure jouissance, à qui que ce soit) et des choses dont il vaut mieux feindre l’ignorance la plus totale (Mylène Farmer interprétant L’Horloge, à réserver aux sourds) ; l’interprétation du Condamné à mort de Jean Genet par Jeanne Moreau et Etienne Daho fait partie de la première catégorie, voire la sublime, et ce qui suit ne servira pas tant à le démontrer qu’à expliquer en quoi cette interprétation est bouleversante.
D’abord, la voix de Jeanne Moreau, cette éraillure troublante pour dire, puisqu’elle ne chante pas, elle parle. Cette voix asexuée et pourtant sensuelle est parfaite pour ouvrir cette interprétation du long poème de Genet, ces mots qui disent tout : « à Maurice Pilorge assassin de vingt ans », cet oxymore apparent où la beauté de la jeunesse embrasse l’horreur d’un geste irrémédiable, où l’angélisme des traits pallie la crapulerie de l’âme – et tout est dit du Condamné à mort, cette ode à la mort et à l’amour, au désir sexuel et à la fusion des âmes. La voix d’une femme désormais partie rejoindre Jean Genet, qu’elle avait connu. Et pour chanter les mots de Genet, Daho, donc, pour cette voix qui transporte, qui n’a jamais su sortir d’une forme d’enfance – et non d’adolescence. Cette voix qui a déjà chanté le désir magnifique (l’album Corps et Armes en particulier), cette voix qui apaise les blessures les plus profondes tout en promettant l’avènement du beau (Le Premier jour). Cette voix convient à merveille pour dire, chanter Le condamné à mort, ce poème sur l’enfermement, certes, mais surtout sur la libération par l’amour, ce poème qui suggère : « Il se peut qu’on s’évade en passant par le toit », désir commun à toute personne enfermée et persuadée que la seule liberté véritable est offerte par le partage amoureux.
Je reviendrai au poème, après un petit détour par la musique. Cette mise en musique est due à Hélène Martin (née en 1928), dont l’essentiel de la discographie consiste en une interprétation de la poésie, celle de ses contemporains et amis, Genet certes, mais aussi Aragon, Giono, Eluard ou encore Neruda. Cette discographie, à certains égards, pourrait servir d’introduction à la poésie du vingtième siècle – et un très beau coffret vient d’être édité, contenant pas moins de treize cd. Dès 1962, Martin initie la mise en musique de poèmes de Genet, encouragée par celui-ci, publiant finalement en 1968 un album contenant tout le poème Le Condamné à mort, repris en 1970 par Marc Ogeret – tout cela est anecdotique eu égard à mon propos, en un sens, mais il me sert à montrer que Moreau et Daho font plus qu’interpréter le poème de Genet : ils s’inscrivent dans une lignée, lui insufflent un sang neuf, entre autres par des choix de production plus en rapport avec notre époque, plus étoffés, éloignés d’une forme de jansénisme (Martin, c’est souvent juste une guitare) et d’un lyrisme à la beauté un peu guindée bien que vibratoire au possible, ce chant parfois formaliste hérité des années cinquante, façon Barbara par exemple. Pour autant, Daho a respecté la mise en musique de Martin, qui l’incita elle-même à interpréter Sur Mon Cou, devenu depuis diamant d’angle de son répertoire, il n’a rien modifié tout simplement parce que Martin avait trouvé la formule mélodique magique permettant de rendre le rythme du poème de Genet.
Alors, ce poème. Il est d’une eau trouble, il conjugue la perfection de la forme (de beaux alexandrins, classiques, quasi baudelairiens) à l’énonciation du désir le plus virulent, de ces amours homosexuelles connues en prison, mais des amours qui, malgré leur crudité, sont sublimées par le verbe de Genet, l’un des plus beaux du vingtième siècle :
« Adore à deux genoux, comme un poteau sacré,
Mon torse tatoué, adore jusqu’aux larmes
Mon sexe qui se rompt, te frappe mieux qu’une arme,
Adore mon bâton qui va te pénétrer ».
Un quatrain parmi d’autres, d’une beauté sidérante, d’une vulgarité magnifique, d’un tel naturel qu’il est impossible de ressentir dans ces mots une quelconque crasse, de flairer l’odeur de la fange humaine lorsque cette espèce confond faire l’amour et baiser. On suce, on enfile, on est sucé, on est enfilé, on embrasse, chez Genet, et probablement la réalité était-elle moche, mais le poète a su en dégager la lumière, la condenser et la faire jaillir, rendre la tension érotique parfaite de l’amour, la tension entre la pureté du désir et l’attrait de la chair, dire qu’avaler une bite est beau. Peut-être est-ce parce que Genet, cet enfant délinquant grandi en partie dans des maisons de redressement où la brutalité était la règle, dans l’enfer où il vivait, cherchait une trace du paradis, et que le moindre fragment, entraperçu (« ton nez d’un archange est peut-être le bec »), touché, avalé, embrassé avait valeur d’un univers, d’une libération.
Ce désir complexe et simple à fois ne trouve pas à s’exaucer avec Maurice Pilorge, d’où cette admonestation quasi finale, à la fois élévation et rencontre amoureuse du corps et de l’âme :
« Mon Dieu, je vais claquer sans te pouvoir presser
Dans ma vie une fois sur mon cœur et sur ma pine ! »
Loin de l’hypocrisie des amours décrétées platoniques, loin du mensonge des désirs corporels enrobés de mots, Genet, par les voix de Moreau et Daho, énonce dans Le Condamné à mort une vérité absolue sur l’amour : il est désir de l’autre dans sa totalité, et sa nudité terrible, un autre à qui dire :
« Sur mon cou sans armure et sans haine, mon cou
Que ma main plus légère et grave qu’une veuve
Effleure sous mon col, sans que ton cœur s’émeuve,
Laisse tes dents poser leur sourire de loup ».
Didier Smal
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