Le compromis, Alain Frontier
Le compromis, éd. Sitaudis, mars 2014, 324 pages, 12,76 €
Ecrivain(s): Alain Frontier
Comme il est difficile de donner vie à ses mots épars, à ses idées fragmentaires ! Tout écrivain est confronté à une énigme lorsqu’il s’attelle à un nouveau projet. Il est poussé par une insatiable curiosité. Quelles sont les circonstances déclencheuses ? Quelle est l’impérieuse incitation qui embarque un auteur dans cette aventure ? Comment donner une forme à des faits de langage, imprimer un mouvement, assurer une présence par la force des mots et d’une construction qui fasse tenir l’édifice ?
C’est après la mort de son père, Gaston, né en 1908 et mort en 1983, qu’Alain Frontier décide de cheminer dans les méandres de son histoire. Un père, une énigme pour un fils adulte qui cherche, avec ténacité, à traquer tout ce qui lui a été caché, à percer un secret qui, subrepticement, pèse sur sa propre vie. Cette « traversée des apparences », comme la nomme Virginia Woolf, va l’obliger à un retour sur son histoire familiale et sur ses propres conflits intérieurs. Il se livre à une cérémonie des retrouvailles avec un personnage à l’identité multiple, à facettes, qu’il va tenter d’approcher à travers différents points de vue et à une cérémonie des adieux qui vont lui permettre de se séparer pour mieux se retrouver peut-être.
Sa quête, au départ, toute personnelle, va l’entraîner dans les dédales d’une histoire trouée, avec ses coins d’ombre. Il va essayer de trouver son chemin dans ce labyrinthe et de tramer une toile pour s’en échapper. Alain Frontier réussira éventuellement à transformer la perte en absence, et presque malgré lui, à devenir un « passeur de mémoire ». Il éclaire ainsi pour le lecteur l’Histoire avec ses coins sombres et ses moments plus exaltants.
Il est difficile de cataloguer Le compromis d’Alain Frontier, paru en mars 2014 aux éditions Sitaudis, dans un genre précis. S’agit-il d’un récit, d’une biographie, d’un roman, d’un journal, de mémoires, de lettres, d’un essai historique, d’une épopée, d’une chanson de geste, d’un plaidoyer, d’un tombeau poétique ? C’est cela, tout à la fois. En fait, c’est l’écriture de ce livre qui en fait toute l’originalité. L’auteur refuse de se plier à la tyrannie de la doxa d’un discours convenu qui le limiterait. Sans cesse, il transgresse, dévoyant l’attendu, la tradition. Il invente sa propre logique avec obstination. Cela demande chez le lecteur un sacré accommodement de sa vision.
Nous pourrions définir ce texte comme un « palimpseste ». Mais ce mot a des significations multiples. Comment choisir celle qui cerne le mieux le texte ? La définition la plus usuelle est celle d’un parchemin manuscrit dont on a effacé le texte pour en écrire un autre. Alors, oui, Le compromis est un peu cela puisque parfois l’auteur intervient en utilisant le « je ». C’est aussi un mécanisme psychologique qui permet de substituer des faits nouvellement mémorisés à ceux qui leur préexistaient dans la mémoire. Alors, Alain Frontier, effectivement, dans cette traversée de la mémoire, cette traversée de la vie, cette traversée du temps, reconstruit autrement des faits oubliés ou tus. Son texte correspond, alors, assez bien à la phrase de Victor Hugo que l’on trouve dans L’Homme qui rit : « L’oubli n’est autre chose qu’un palimpseste. Qu’un accident survienne, et tous les effacements revivent dans les interlignes de la mémoire étonnée ». Cependant, la définition la plus pertinente pour éclairer la façon de procéder d’Alain Frontier nous semble celle que lui donne la critique littéraire moderne. Gérard Genette dans Palimpsestes désigne par ce terme la « transtextualité », c’est-à-dire tout ce qui met un texte en relation avec d’autres textes. Alain Frontier fait feu de tout bois en traitant l’Histoire de façon tout à fait originale. Pour cela, il va multiplier les ramifications, les rhizomes en empruntant plusieurs voies.
L’auteur-narrateur va devenir détective menant une filature. En s’affrontant sans boussole à l’imprévu, à l’inattendu, il refait tout le trajet de son père sur le terrain de cette épopée de la guerre finalement peu glorieuse qu’il poursuivra jusqu’au décès de celui-ci, non pas avec une loupe mais en compagnie d’une amie photographe qui choisit avec soin les angles de vue, les plans. Et aussi un minutieux archiviste. L’auteur va utiliser toutes les ressources que lui permet une riche documentation personnelle « méthodiquement classée dans de grands dossiers gris » et que sa mère lui donne l’autorisation de consulter. Il va fouiller, fouiner et amener au jour des trésors insoupçonnés : des témoignages, des photos de famille, des récits, des lettres envoyées ou non, parfois raturées, des carnets écrits par le père, un journal rédigé par la mère, de simples brouillons, des notes de service ou administratives, un curriculum vitae, des articles, des rapports de stage, des citations de politiques, des références à des philosophes ou à des écrivains, des fragments de guides touristiques, des remarques personnelles de grammairien, des allusions de lexicographe sur la variation du sens des mots au cours du temps.
De plus, il se fera copiste méthodique, presque obsessionnel pour ne pas trahir toute cette richesse dans un récit, écrit soixante ans après les faits. Il l’affirme lui-même : « Je me fais un devoir de recopier ce précieux document avec la plus grande exactitude, avant que la dégradation du support ne s’aggrave et qu’il disparaisse à jamais ». Mais alors, comment faire sa place dans le discours de l’autre ? D’abord, il va s’agir de trouver une tonalité pour l’habiter. A certains endroits, il va se risquer à laisser parler sa propre voix.
Oui, nous finirons par comprendre le secret du père. Mais l’essentiel ne se trouve-t-il pas ailleurs ?
Ce qui devrait nous fasciner dans cet ouvrage, c’est la liberté que l’auteur s’autorise dans son écriture. Alain Frontier est un rebelle, il refuse l’assujettissement aux codes enfermants. Il les subvertit pour nous offrir l’hétérogène du manteau d’Arlequin. Même s’il emprunte ici et là, ce vêtement n’est pas cousu au hasard. « Mes souvenirs (leur violence parfois) ne peuvent me contenter, j’ai besoin d’ordonner les faits (de les dater) ». Mais ce montage n’est pas rigide. Alain Frontier mêle allègrement les documents officiels et les archives personnelles, le « je » et le « il », des souvenirs privés et publics, les temps où toutefois le présent domine pour mieux nous impliquer dans sa quête, les réflexions plurielles sur l’époque et la vie en général. Il varie les tonalités passant volontiers de la gravité, de l’attendrissement à l’ironie, de l’admiration à la dérision, il varie les niveaux de langue. Il va jouer aussi avec la typographie : changement de caractères, décochage, blancs dans la page, espaces insolites, parenthèses, crochets pour mieux nous permettre d’appréhender la discontinuité du temps psychique.
Ce livre permettra-t-il à l’auteur de mieux appréhender ce moment douloureux de notre histoire collective où l’humanité est aplatie, où les actes sont privés de conséquences, où les différents protagonistes ne sont plus arbitres de leur propre vie, emportés qu’ils sont dans ce moment de folie des hommes ? Et, dans le même temps, réussira-t-il à éclairer d’un nouveau jour sa propre histoire ? Acceptera-t-il ainsi ce père qui lui fut si lointain avec ce secret soigneusement caché si longtemps ? Après ce périple de plusieurs années, pourra-t-il retrouver cet homme et l’aimer ? Peut-on jamais approcher le tréfonds d’un être ? Arrive-t-on jamais à en dévoiler les si nombreuses facettes d’une telle complexité ? Ou bien ne devons-nous pas nous contenter d’une reconstruction imaginaire ? Ce père fut-il un héros ? Nullement. Il le confirme lui-même : « Je ne veux pas poser au héros car je n’en suis pas un ». Ne devient-on pas héros que mort ? Or, cet homme ne mourra pas au combat. Il se contentera de poursuivre une vie ordinaire, celle d’un homme plongé malgré lui dans son temps, et qui s’en tirera sans éclat, comme il pourra.
Et nous lecteurs, arriverons-nous, une fois le livre refermé, à mieux comprendre les affres de ces personnages plongés dans cette époque qui nous paraît si lointaine et qui, pourtant, agit encore tellement sur notre présent ? N’est-ce le souhait de l’auteur, qu’à travers une histoire singulière, nous soyons à même de saisir un peu mieux un épisode douloureux de notre récit national dont beaucoup ont tenté décrire la légende ? Et accepterons-nous l’éclectisme de cette narration qui rompt avec tout système ?
Après cette immersion minutieuse dans un temps que nous n’avons que rarement aussi obstinément traqué, et du fait que nous puissions ressentir de l’intérieur les sentiments d’un individu qui nous permet d’accéder à un itinéraire de vie, nous en revenons plus éclairés, plus lucides et plus indulgents vis-à-vis de ces être plongés, malgré eux souvent, dans la houle de jours douloureux. Cela nous conduit ainsi à lire autrement les évènements contemporains, d’analyser de façon plus lucide et moins au niveau compassionnel tous les conflits qui aujourd’hui émaillent notre planète et de nous interroger sur nos propres comportements avec nos grandeurs et nos faiblesses. En tout cas ce livre nous offre une sacrée leçon de modestie et nous convie à être prudent dans le jugement que nous portons sur nos semblables.
Mais, il y a plus. Dans ce livre, Alain Frontier nous montre que s’il peut accepter des « compromis » avec la figure du père, avec son histoire, pour trouver une certaine paix intérieure, s’il a admis de se démettre d’une partie du récit pour en renforcer la portée, il n’accepte aucune « compromission » dans le domaine de ses exigences formelles. Et le miracle c’est que cette construction complexe se tient debout avec une grande cohérence. La traversée de ce récit ne se fait pas sans encombre. Nous pouvons nous sentir déroutés, déconcertés. Parfois, l’auteur nous fait violence car son texte est percutant. Il exige de nous une lecture attentive. En tout cas, jamais son récit ne nous laisse indifférent. Au final, Alain Frontier emporte notre adhésion car un bon texte n’est-il pas celui qui nous dépayse, qui nous oblige à nous déloger de nos habitudes de penser, de classer, à nous faire vaciller, à nous « étranger » le regard ?
Pierrette Epsztein
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