Le Commis, Bernard Malamud (par Léon-Marc Levy)
Le Commis (The Assistant, 1957), octobre 2016, trad. américain J. Robert Vidal, 300 pages, 21 €
Ecrivain(s): Bernard Malamud Edition: Rivages
Avec L’Homme de Kiev, mais aussi avec Le Meilleur, on avait compris que Bernard Malamud compose des univers et des trajectoires surdéterminés. La psychologie de ses personnages, leur volonté, leurs forces ou leurs faiblesses, comptent peu face à la puissance des situations et des événements. Les « héros » de Malamud subissent leur vie, ils ne la font pas. En cela, ils s’inscrivent dans une tradition juive séculaire des contes et légendes des villages juifs d’Europe centrale, dans lesquels le malheur souvent, le bonheur rarement, s’abat sur les gens, comme une fatalité, comme un destin écrit d’avance, ou bien comme un hasard.
Le Commis est un roman extraordinaire. Dans une unité de lieu quasi parfaite – la petite épicerie d’un Juif pauvre, Morris Bober, et ses environs immédiats – Malamud déploie un récit au souffle universel. Il sculpte au burin des figures éternelles, comme les ombres d’un destin funeste : Le Juif maudit condamné à la malchance et la pauvreté (« On ne peut pas s’appeler Morris Bober et être riche. Un nom pareil est inconciliable avec la notion de propriété : comme si c’était dans votre sang et votre histoire de n’avoir rien »), le marginal, Frank Alpine, perdu en quête de morale et de dignité, la jeune fille vieillissante, Hélène Bober, soumise au poids de la Loi Divine et parentale, l’épouse juive, Ida Bober, dépressive et paranoïaque.
Dans la structure du roman, nous ne sommes pas loin de la pièce de théâtre tant les personnages se livrent crûment, pour le meilleur et pour le pire, mais toujours dans l’ornière de leur personnage dont les grands traits sont figés, comme dans le théâtre classique.
Pour réussir un tel tour de force, il faut l’intensité du regard et de l’écriture de Malamud, une incroyable condensation dramaturgique, un talent de narrateur hors du commun. Le microcosme de l’épicerie devient le lieu où se joue et s’explique la condition des Juifs à travers les âges, leur capacité à attirer la souffrance et pourtant, à savoir rester debout dans les situations les plus sombres. L’épicerie, les bouteilles de lait, les boîtes de biscuits, les cents et les dollars si difficiles à gagner, sont métaphores de l’histoire juive et de ses drames.
Le génie de Malamud est de nous passionner avec les hauts et les bas (les bas plus souvent) du tiroir-caisse de Morris Bober. On se prend à espérer de meilleures recettes, à déplorer un ralentissement des affaires, à se réjouir d’une clientèle plus abondante. « Une jeune femme du voisinage vint acheter pour soixante-trois cents de quelque chose et une autre pour quarante-deux cents. Total : un dollar pour la matinée ». Des « riens » sont chez Malamud la matière même de la dramaturgie, on l’avait déjà découvert avec le baseball dans Le Meilleur et aussi dans la longue agonie de Yakov Bok dans sa sordide prison dans L’Homme de Kiev. C’est que l’univers littéraire de Malamud est chargé de sens métaphoriques. On a envie de citer Baudelaire : « L’homme y passe à travers des forêts de symboles/qui l’observent avec des regards familiers ».
On est là au cœur de l’œuvre : la minutie du détail renvoie à des traditions kabbalistiques dans lesquelles tout le sens est déposé dans le rien-du-tout, le iota qui bouge. Malamud raconte des fables qu’on croirait sorties de la Mishna* et en ceci, c’est un écrivain juif. Mais il raconte aussi New-York, le rêve américain – même s’il le fait en négatif – la vie des petites gens de Brooklyn ou du Bronx, et en cela c’est un écrivain absolument américain.
Bernard Malamud nous offre une œuvre magistrale et étonnante sur la faute, le pardon, la culpabilité, la rédemption. La traduction de J. Robert Vidal, révisée par Nathalie Zberro pour cette édition, n’est jamais prise en défaut et rend parfaitement l’univers morose du roman.
Enfin, il faut souligner la métaphore autobiographique de ce livre. Morris Bober est Malamud : il installe sa petite boutique dans un quartier où d’autres Juifs en ont fait autant. Tous réussissent, plus ou moins, pas lui, jamais. Comment ne pas rapprocher ce destin de celui qui voyait ses amis juifs new-yorkais réussir dans la littérature alors qu’il galérait, celui qui écrivait dans son journal en 1976 : « Bellow a reçu le prix Nobel. J’ai gagné vingt-quatre dollars et vingt-cinq cents au poker » ?
Léon-Marc Levy
* La Mishna (en hébreu משנה, « répétition ») est la première et la plus importante des sourcesrabbiniques obtenues par compilation écrite des lois orales juives, projet défendu par les pharisiens, et considéré comme le premier ouvrage de littérature rabbinique.
* Non Juif
VL3
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