Le Cœur est un chasseur solitaire, Carson McCullers (par Léon-Marc Levy)
Le Cœur est un chasseur solitaire (The Heart is A Lonely Hunter, 1940), Carson McCullers, Le Livre de Poche, trad. américain, Marie-Madeleine Fayet, 445 pages, 6,90 €
Edition: Le Livre de Poche
La littérature du Sud – nous l’avons déjà écrit – c’est aussi beaucoup de femmes écrivains. Peu de régions du monde ont autant nourri la littérature de plumes féminines éminentes. Flannery O’Connor, Kate Chopin, Willa Cather, Eudora Welty, ont offert des œuvres remarquables. Il n’est aucun doute que Carson McCullers soit le sommet de cette pléiade prestigieuse. Elle a 23 ans quand paraît son premier roman, Le cœur est un chasseur solitaire, en 1940. C’est une jeune femme ardente, très préoccupée de la réalité de son temps, révoltée contre l’injustice sociale dans son pays, contre le racisme endémique, contre la morgue des puissants. Et son premier roman, bien sûr, vibre de toutes ces cordes. C’est un roman tendu, à fleur de peau, engagé au sens le plus beau que ce terme peut signifier : auprès des perdus de la vie.
Les cinq personnages principaux structurent en fait le roman, lui donnent sa scansion et son sens. Tout résumé du livre en devient expéditif : une bande de paumés de la vie tournent autour d’un personnage sourd-muet et déversent sur lui leurs flots de peurs, de misères, de rancœur et de désespoir. Et le sourd-muet lui-même – nommé John Singer – raconte son malheur à un ami, lui aussi sourd-muet ! McCullers métaphorise en ces deux personnages – en leur infirmité – ce que le monde devient à ses yeux : un mur d’incommunicabilité impénétrable. Le roman est construit comme une prière à cinq voix, un lamento infiniment douloureux.
La solitude, l’ennui, la déchéance sociale traversent le roman comme une litanie sans fin racontant ce qui peut arriver aux hommes dès lors que la vie ne leur pas donné accès aux mirages chatoyants de la richesse, de la santé, de la séduction. Le manège vertigineux des personnages constitue une critique kaléidoscopique de la société américaine, du capitalisme, de l’égoïsme qui en est issu. Parfois la charge est sans fard, Carson McCullers parle :
« Un jeune idiot commence à travailler pour un beau salaire de huit ou dix dollars par semaine dès qu’il peut obtenir un emploi. Il se marie. Après le premier enfant, la femme est obligée de travailler aussi à l’usine. La somme de leurs salaires se monte à… disons à dix-huit dollars par semaine. Huh ! ils en donnent un quart pour la masure que l’usine leur loue. Ils achètent nourriture et vêtements aux magasins de la compagnie. Ces magasins leur imposent des prix excessifs. S’ils ont trois ou quatre gosses, leur sort est comparable à celui des forçats. C’est le principe du servage. Et pourtant, en Amérique, nous nous vantons d’être libres. Et le plus drôle de l’histoire, c’est que cette idée a été si bien implantée dans le crâne des moissonneurs, des ouvriers et de tous les autres, qu’ils finissent par y croire ».
John Singer est le centre de la toile narrative. Cependant il tient un rôle secondaire dans le roman, il est en quelque sorte le réceptacle des affres de la vie des autres personnages. Il est sourd-muet, ce qui provoque d’étranges effets dans son rapport aux autres, son infirmité induisant son silence d’une part et d’autre part – comme il lit sur les lèvres – une extrême attention à ce que les gens disent. Et c’est la source d’un malentendu – sans jeu de mots – permanent : ses interlocuteurs croient être l’objet d’une profonde compréhension de sa part, ce qui les encourage à venir lui parler souvent. On verra peu à peu qu’en réalité il ne s’intéresse guère à eux, sauf Antanopoulos, sourd-muet aussi (et mentalement instable), et qui vit avec lui depuis des années. C’est le seul lien « sortant » de Singer, tous les autres étant « entrants » et c’est donc le seul lien dans lequel Singer est investi. On peut dire sur-investi tant sa détresse est immense quand Antanopoulos est enfermé dans un asile psychiatrique. Carson McCullers crée ainsi une structure romanesque circulaire où les personnages défilent comme les images d’un kinétoscope.
« Il ne pouvait plus supporter d’aller dans les chambres où Antanopoulos avait vécu ».
Dans la toile, le lien Singer-Antanopoulos n’est pas connu des autres points de jonction. Si bien que cette relation fait fonction d’espace de vie intime pour le personnage de Singer. Quand il va rendre visite à Antanopoulos à l’asile, tous se demandent où il est passé et il leur manque, comme le centre d’une toile d’araignée qui, par son absence, détruirait toute la toile. On est là au cœur de l’infrastructure de ce roman et on retrouve bien sûr la tradition littéraire sudiste : le storytelling passe largement après les flux de conscience des personnages qui sont la seule vraie matière du roman.
Carson McCullers est fascinée par les infirmes, les corps difformes, les freaks – qui furent (et sont encore) une curiosité aux USA. Son corps – si souffrant durant toute sa vie – lui a sûrement appris qu’il est le siège de terribles misères, de douleurs innommables et de profondes dépressions. C’est d’elle-même qu’elle parle à travers Biff Brannon.
« Biff, nerveux, reporta son attention sur Singer. Le muet avait les mains dans les poches, et devant lui la bière à moitié bue était devenue tiède et plate. Il offrirait à Singer un coup de Whisky avant son départ. Ce qu’il avait dit à Alice était vrai – il aimait les monstres. Il vouait une sympathie particulière aux malades et aux infirmes. Quand entrait dans le restaurant un homme avec un bec-de-lièvre ou un tuberculeux, il lui apportait de la bière. Si le client était bossu ou sévèrement mutilé, c’était du whisky aux frais de la maison. Il connaissait un type dont la quéquette et la jambe gauche avaient été arrachées dans une explosion de chaudière, et, chaque fois qu’il venait en ville, une pinte gratuite l’attendait. Et si Singer avait été un buveur, il aurait pu consommer à moitié prix autant qu’il voulait ».
Singer organise et distribue le récit, même après sa mort. Les survivants – Copeland, Jake, Mick – vont apprendre lentement à vivre sans lui, comme des adolescents qui quittent leurs parents, à tâtons au début puis autonomes enfin. Le suicide de Singer marque la fin de la toile qui liait les personnages entre eux. Désormais les fils (comment le prononcer ?) sont libres. Libres et coupables, car aucun n’a su deviner la douleur de Singer, sa plongée vers les ténèbres.
Le Cœur est un chasseur solitaire est une façon de dire la condition humaine – peines et misères – et appelle à l’empathie avec les souffrants, les opprimés – Noirs, infirmes, pauvres. C’est un roman du désespoir et de l’invocation au ciel, une prière universelle, écho fictionnel à la réalité sombre de la vie de McCullers. Elle fit à l’époque du roman une tentative de suicide conjointe avec son mari James Reeves McCullers. Elle en réchappa. Pas lui, à l’image de Singer. Quand la vérité échoue, la fiction fleurit.
Denis de Rougemont, rencontrant Carson McCullers en 1947 à Paris lui dit : « Il n’y a pas d’histoires d’amour dans ce roman ». Elle lui répondit, indignée : « Il n’y a que cela ! ».
Léon-Marc Levy
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