Le Clou, Zhang Yueran (par Ivanne Rialland)
Le Clou, août 2019, trad. chinois, Dominique Magny-Roux, 592 pages, 24,50 €
Ecrivain(s): Zhang Yueran Edition: Zulma
Le Clou, premier roman traduit en français de Zhang Yueran, nous révèle un univers romanesque à la fois intime et ample, qui nous fait parcourir trois générations chinoises à travers le dialogue de deux amis d’enfance, Li Jiaqi et Cheng Dong, réunis une nuit, après des années de séparation, dans la maison d’un vieillard mourant.
Le récit a une noirceur d’abord presque rebutante, tant la vie des deux jeunes trentenaires semble irrémédiablement gâchée par les errements et les crimes de leurs aînés : existences étouffées dans des pièces encombrées d’humains et d’objets où le passé est enkysté, énigmatique, sous les yeux effrayés et captivés des enfants. Huis-clos sur ce campus de la faculté de médecine où s’est joué le drame de la génération des grands-parents. Horreur feutrée dont les enfants, en grandissant, et au fil des récits et réminiscences qui tissent le récit, nous livrent peu à peu le nœud originel.
Dans cette grisaille oppressante, où l’on avance à tâtons à la suite de personnages pour qui le poids du passé semble interdire toute ouverture vers l’avenir, l’auteur distille, avec une poésie tantôt noire, tantôt plus douce, des scènes et des images fascinantes, qui nous hantent après la lecture, comme elles hantent les personnages : le sourire du vieil homme dans le coma de la chambre 317, sous le lit duquel est abandonné le talkie walkie de l’âme bricolé par un petit garçon, les cadavres en morceaux de la tour des morts, les cigarettes au filtre imprimé d’un cœur rouge, le chien estropié au museau plâtré de boue, et les cris perçants poussés par une fillette pour mettre à distance le monde.
Cette chambre 317, où le roman nous ramène à différents moments, par sa blancheur, par le sourire perpétuel de son occupant, l’énigme de son inconscience, par les moments heureux qu’y vit Cheng Dong, semble in fine le cœur étrangement lumineux de l’œuvre, répondant à l’obscurité de la chambre où se meurt le grand-père de Li Jiaqi. Lumineux non parce qu’y repose un quelconque espoir, mais plutôt parce que cette chambre propose un vide, une ouverture, une possibilité paradoxale d’échapper, ne serait-ce que par le rêve, à la cohorte des ancêtres qui se refusent à passer.
Le Clou, roman ambitieux, déploie, à travers la mosaïque des souvenirs des personnages, près d’un demi-siècle d’histoire de la Chine. Il nous offre surtout la découverte d’une écriture à la fois acérée et sensible qui donne une épaisseur peu à peu hallucinatoire au dialogue nocturne et mélancolique de Li Jiaqi et Cheng Dong.
Ivanne Rialland
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