Le Clan Spinoza. Amsterdam, 1677. L’invention de la liberté, Maxime Rovere (2ème critique)
Le Clan Spinoza. Amsterdam, 1677. L’invention de la liberté, septembre 2017, 562 pages, 23,90 €
Ecrivain(s): Maxime Rovere Edition: Flammarion
« At nihilominus sentimus, experimurque, nos aeternos esse » (« nous sentons néanmoins et nous savons par expérience que nous sommes éternels »). Quel homme a pu écrire une phrase pareille et, ensuite, aller dormir, manger ou fumer une pipe ? Car Spinoza n’a pas utilisé credimus, « nous croyons » : la première secte religieuse venue ne propose pas moins que l’immortalité future à ses adhérents. Il a écrit « nous sentons » et « nous expérimentons », deux modalités bien précises de la connaissance. Il existe un mystère de Spinoza, analogue au mystère de Shakespeare. Quiconque a pratiqué ses livres a senti que les perspectives ouvertes par son œuvre excèdent la biographie du personnage, les quarante-cinq années qu’il vécut sur terre. Que Kant, qui posa des limites au savoir humain, bannit l’aventure métaphysique du champ des sciences, sépara ce qui était possible d’être connu et ce qui ne l’était pas, fut également le philosophe qui mena la vie la moins intéressante, répond à une congruité logique.
Depuis quelques décennies, notre connaissance du philosophe néerlandais a progressé de manière impressionnante, moins – il faut bien le reconnaître – grâce à des travaux de philosophie proprement dite qu’à des recherches dans les archives, les bibliothèques ou à des études de stylistique néo-latine. On a ainsi retrouvé à la Bibliothèque Vaticane (Vat. Lat. 12838) ce qui semble être la seule copie manuscrite de l’Éthique établie antérieurement aux Opera posthuma de 1677 et encore conservée. Puisqu’il a été question de Shakespeare juste avant, peut-être serait-il intéressant de comparer les exemplaires imprimés du Traité théologico-politique et des Opera posthuma, comme on l’a fait avec les Folios (y eut-il des corrections en cours de tirage ?). Pour dissiper les zones d’ombre qui subsistent, la voie romanesque n’est pas illégitime. Le Clan Spinoza n’est pas la première œuvre de fiction consacrée au philosophe (il y a déjà, au moins, Le Problème Spinoza d’Irvin Yalom, en 2012). La quatrième de couverture compare le roman de Maxime Rovere au Nom de la Rose, et à Quatrocento de Stephen Greenblatt. Ces rapprochements ne sont pas nécessairement appropriés. On pense plutôt, s’il faut chercher des précédents et des comparaisons, à L’Œuvre au noir ou à Tous les matins du monde, tentatives de restituer dans leur entièreté un milieu, une époque et une pensée passés. La reconstitution historique à laquelle s’est livré Maxime Rovere est soignée (fumait-on des cigarettes au XVIIe siècle ?), la documentation est à jour, l’auteur n’ignorant rien des découvertes les plus récentes et ce roman fort bien écrit se lit avec plaisir. Nous assistons à la naissance de l’Éthique, more geometrico, qui fascina ou effraya des générations de lecteurs (« Il [le système de Spinoza] n’est pas absolument nouveau ; il est imité de quelques anciens philosophes grecs, et même de quelques Juifs ; mais Spinoza a fait ce qu’aucun philosophe grec, encore moins aucun Juif, n’a fait. Il a employé une méthode géométrique imposante, pour se rendre un compte net de ses idées », Voltaire, Les Questions d’un homme qui ne sait rien. Nouveaux mélanges philosophiques, historiques, critiques…, s.l.n.e., 1767, t.IV, p.282). Maxime Rovere s’intéresse également à l’entourage de Spinoza, à des personnages inconnus du grand public, comme Nicolas Sténon (qui confia son exemplaire manuscrit de l’Éthique au Saint-Office, lequel censura l’œuvre, mais conserva le manuscrit) ou Adriaen Koerbagh (« la mémoire du grand-père des Lumières aura été si bien anéantie qu’aujourd’hui même les chiens n’ont pas une rue au monde où pisser sur son nom », p.361). Tout un milieu, toute une époque de l’humanité (le Siècle d’or hollandais, « dans la suffisance des marchands, l’hystérie des prédicateurs, l’euphorie des mégères ») ressurgit sous nos yeux. Le « cercle » spinoziste dont parlait Meinsma prend corps. Les historiens de l’art savent depuis longtemps que la création est en partie un travail collectif. Les historiens de la philosophie sont en train de l’apprendre.
Gilles Banderier
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