Le clan du sorgho rouge, Mo Yan
Le clan du sorgho rouge, septembre 2014, traduit du chinois par Sylvie Gentil, 444 pages, 23,50 €
Ecrivain(s): Mo Yan Edition: Seuil
Phénoménal roman de bruit et de fureur, Le clan du sorgho rouge entraîne le lecteur dans la Chine profonde, rurale, aux traditions ancestrales, du milieu du XXe siècle, à partir de l’occupation de la Chine par les armées japonaises, et le plonge dans une série d’événements chaotiques faits de guérilla contre l’envahisseur, de brigandage de grand chemin, et de guerre civile permanente entre de puissantes bandes de fripouilles, des partisans du Kuomintang, des clans villageois et des maquisards du Parti Communiste Chinois.
En toile de fond permanente, les champs de sorgho rouge.
Entre ces multiples bandes armées se font et se défont alliances et contre-alliances, défections et trahisons, au milieu de ces champs de sorgho qui constituent un élément fort, en quelque sorte un personnage immanquablement présent, doué de sentiment, dont la vie et les humeurs saisonnières accompagnent les épisodes guerriers et les entractes romantiques, ceux-ci étant d’ailleurs souvent aussi empreints de violence que ceux-là.
A l’odeur de poudre des fusils se mêle le parfum suave du sorgho rouge.
Derrière lui le sorgho s’est douloureusement débattu. Certaines tiges étaient brisées, d’autres sont restées ployées, d’autres encore se sont relevées et, dans le vent d’automne, comme victimes d’une crise de paludisme, se sont mises à trembler.
Dans ce contexte historique trouble, dans ce rude décor paysan de la région de Gaomi, où est né l’auteur, se déroule une saga familiale sur deux générations, dont les figures primordiales sont Yu Zhan’ao et Dame Dai, le grand-père et la grand-mère du narrateur, deux caractères puissants, deux personnages héroïques et, paradoxalement, humainement triviaux. Dans leur sillage évolue Douguan, le père du narrateur, qui se bat dès l’enfance dans le maquis des champs de sorgho rouge aux côtés de Yu. Le rouge âcre et poisseux des flots de sang se perd dans la rutilance nourricière et apaisante des champs de sorgho rouge.
Les scènes de guerre qui jalonnent le récit sont décrites dans les moindres détails, le sang y coule à flots, les blessures y apparaissent béantes, brutales, horribles, à vif, les pires cruautés y éclatent à la face du lecteur, jusqu’à la possible nausée. A la barbarie des militaires japonais répond celle des résistants assoiffés de vengeance. Aux exactions, sévices, tortures, viols, exécutions des membres d’une bande répliquent les atrocités des séides de l’autre. A la bestialité des hommes s’oppose celle des chiens, qui sont redevenus sauvages après avoir dévoré les cadavres dans les champs de sorgho, qui s’organisent en meutes hiérarchisées et n’hésitent plus à s’attaquer frontalement aux hordes humaines en débandade.
Stimulant les combattants, exacerbant les pulsions de violence domestique des protagonistes, coule en leur gorge, en longues goulées, l’alcool de feu produit par la distillerie de Dame Dai, sur une recette secrète, à partir des grains de sorgho rouge.
Comment le sorgho du nord-est de Gaomi devenait-il cet alcool au parfum capiteux, à l’arrière-goût suave et mielleux, qui enivrait sans faire mal à la tête ? Ma mère me l’a expliqué. Mais ainsi qu’elle ne cessait de le dire, c’était notre secret…
Le dévoilement de ce secret par le narrateur ne manquera pas de provoquer quelque haut-le-cœur chez le lecteur… C’est l’une des multiples surprises du roman.
On l’aura remarqué dans l’extrait ci-dessus, le narrateur s’exprime à la première personne, procédé narratif qui a pour résultat de donner au récit un certificat de vérité et de réalisme, et qui confère aux événements une proximité telle que le lecteur y est aspiré, et qu’il y est pris jusqu’au bout du livre dans les rapides effrayants et effrénés d’un torrent de fureurs et de haines qui ne lui ménagent que de rares répits de paix et de tendresse.
Après l’avoir embrochée de sa baïonnette, le bel adolescent envoyait la fillette dans les airs. Comme un oiseau aux ailes déployées, lentement elle plana avant de s’écraser sur le sol…
L’auteur brosse ici un effarant tableau de la nature humaine, hélas d’un réalisme terrifiant quand on pense à ce qui se passait à la même époque en Europe, hélas, hélas, hélas quand on voit ce dont les monstres humains sont capables de faire subir à leurs semblables, toujours, aujourd’hui, quasiment sous nos yeux.
A l’auteur d’en tirer sa conclusion : Il m’arrive de me dire que le déclin de l’espèce humaine est dû à l’amélioration de notre niveau de vie et à un surplus de confort. D’un autre côté, richesse et bien-être ont toujours été le but de l’humanité, sa motivation ultime. D’où cette épouvantable contradiction : elle mettrait toute son énergie à éradiquer certaines de ses plus belles qualités…
A méditer.
Ce roman a été porté à l’écran en 1986 par Zhang Yimou sous le titre Le sorgho rouge.
Patryck Froissart
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