Le titre doit être entendu simplement « dans la langue des peintres » : « comme Vermeer a peint La Jeune fille à la perle ou Matisse un Intérieur au violon ». Aucune superposition à chercher, donc, entre le ballet de Ravel et le poème de Valéry, aucun échange sémantique, aucun commerce de contenus. Mais seulement l’essai, par le commentaire, de « les faire entendre ensemble », de « les mettre en situation de se faire écho en nous » (p.37-38). Cet écho tout simple susurre à l’oreille que le sens, dans le poème, advient par la musique et la danse, le rythme et le mouvement.
Mais ne nous y trompons pas : la modestie du rapprochement place en réalité la barre très haut. De quoi s’agit-il en effet ?
Certes, il s’agit de suivre de sizain en sizain Le Cimetière marin comme une véritable expérience poétique. C’est-à-dire comme une expérience de vivre, mais qui ne se traverse et ne s’accomplit que dans la fabrique (la « composition » dirait Valéry) d’un dire poétique.
En guise de rappel, même si ce n’est pas le sujet, il faut bien la résumer en quelques traits grossiers. Tout commence, depuis le site du cimetière marin, par un spectacle (celui de la mer et du ciel) tellement saturé d’être qu’il semble exclure le spectateur. Mais celui-ci, peu à peu, s’insinue, s’élève, gagne son altitude intérieure, lance au ciel de Midi le défi de sa propre fragilité. Mortel qui regarde et médite auprès des tombes, il lui faut repousser l’attirance morbide d’un ersatz de vie qui serait « l’immortalité ». Dans une décision soudaine, alors que la conscience, inquiète, pouvait encore hésiter à s’égaler à l’Etre dont elle est le défaut (comme on dit le défaut de la cuirasse), le corps, mon corps, court vers la mer pour y plonger. Il sait, lui, et me fait savoir qu’il vit du commerce du monde, « (fricotant) derme à derme avec la mer, échangeant sueur contre sel » (p.143).
Mais s’il ne s’agissait que d’aller chercher quelque chose qui serait censé être le sens du poème, ce ne serait rien encore, et cela se ferait évidemment sans le soutien du boléro. Ce qu’il faut, c’est autre chose : faire entendre comment les expériences du vivre, et les péripéties du sens avec, ont besoin de se caler sur l’ostinato de la cellule rythmique du poème – le sizain – et de suivre le crescendo qui l’emporte du calme du premier à l’explosion du dernier. Et pour cela, il faut que le commentaire aussi participe de la danse et du poème. Le poème, avec le boléro (son boléro ?) tapi dans un coin, est là comme une partition qu’on ne peut interpréter qu’en artiste.
Entendons-nous. L’essai de Michel Guérin ne cherche pas un instant à s’installer dans le genre poétique. On pourrait dire qu’il fait le nécessaire pour s’en préserver. Mais il commente un poème bourré de philosophèmes portés à leur incandescence sensible et poétique par un commentaire, littéraire et philosophique à la fois, qui ne cesse lui-même de poétiser au détour de chaque phrase. Et de mener la danse, d’un court chapitre au suivant (chacun commentant un sizain), entraînant le lecteur selon un rythme libre, impétueux, dans un mouvement rapide, qui insiste, opère des voltes sur lui-même et avance résolument, conjuguant la surprise avec la nécessité, jusqu’à l’éclat final.
De cette façon, les deux genres de commentaires attendus – le littéraire et le philosophique –, en eux-mêmes fort estimables, sont transmués et dépassés. Le commentaire littéraire « classique » d’abord. Qu’on en juge par cette définition de l’image poétique, qui ne trahit pas la rigueur des traités de rhétorique, mais l’élève poétiquement en célébrant la puissance figurale de l’image : « Le jeu de force et de subtilité mêlées qui engendre l’image a pour principe le rapprochement extrême des plus distants ; en ce sens, l’image est fusion par impact et c’est en quoi aussi tient le mouvement qui hante sa mémoire génique. Alors qu’elle est si calée, elle est fruit de déplacements. Elle continue de travailler. Entre repos et mobilité elle migre à l’intérieur de sa bâtardise. La grande image poétique est l’enfant que le monde a fait à l’esprit par surprise » (p.48).
Quant à la tentation de traduire le poème en prose philosophique, jamais elle ne pointe le bout d’un nez. C’est que si l’auteur du Cimetière, passionné de philosophie mais avec une sérieuse désinvolture, est « doué de l’aptitude à sentir le penser » (p.132) et traite toujours les agencements de concepts, dans le respect de leur rigueur, comme des « sensés sensibles » (p.71) qui appellent un « régime existentiel d’appropriation », le commentateur – la désinvolture mise à part – le lui revaut sans peine. Poésie et philosophie ne se confondent pas, mais une phrase comme celle-ci porte pourtant l’échange à son comble, puisque appliquée dans le contexte au poème de Valéry, elle pourrait aussi bien servir d’enseigne à la philosophie de la philosophie défendue et illustrée par Michel Guérin dans bien d’autres ouvrages : « …l’idée ressortit à une gestualité, à une affectivité de la pensée. Cela ne signifie pas l’intrusion du sentiment dans l’intelligence, mais dénonce la liaison (y compris au sens amoureux) de certains signifiants avec le tour qui les fléchit ou le ton qu’ils font entendre » (p.54).
Cette proximité explique la dernière raison dont peut se recommander la lecture de ce commentaire : c’est qu’il porte, à coup sûr, sur des « vers amis », plus même : sur « le poème d’une vie », avec lequel l’auteur a toujours entretenu « une accointance presque viscérale » (p.21).
Michel Guérin, écrivain et philosophe, est professeur émérite de l’Université d’Aix-Marseille et membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Ses recherches portent principalement sur la Figure et sur le geste, et concernent des champs aussi variés que la métaphysique, l’anthropologie, la littérature, les arts plastiques et la peinture. Parmi ses publications récentes, signalons aux éditions Les Belles Lettres dans la collection Encre Marine : Le Fardeau du monde (De la consolation) (2011), Origine de la peinture, sur Rembrandt, Cézanne et l’immémorial (2013), La Croyance de A à Z (2015), et aux éditions Actes Sud une réédition augmentée de la Philosophie du geste (2011).
Pierre Windecker, Professeur agrégé de philosophie, a toujours enseigné en classes terminales et été associé par ailleurs à diverses activités de formation des professeurs dans la discipline. Comme retraité, a animé deux séminaires extérieurs au Collège International de Philosophie.
Le Cimetière marin au boléro, un commentaire du poème de Paul Valéry, Michel Guérin
Ecrit par Pierre Windecker 16.03.17 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais
Le Cimetière marin au boléro, un commentaire du poème de Paul Valéry, éd. Encre marine, janvier 2017, 160 pages, 19 €
Ecrivain(s): Michel GuérinLe titre doit être entendu simplement « dans la langue des peintres » : « comme Vermeer a peint La Jeune fille à la perle ou Matisse un Intérieur au violon ». Aucune superposition à chercher, donc, entre le ballet de Ravel et le poème de Valéry, aucun échange sémantique, aucun commerce de contenus. Mais seulement l’essai, par le commentaire, de « les faire entendre ensemble », de « les mettre en situation de se faire écho en nous » (p.37-38). Cet écho tout simple susurre à l’oreille que le sens, dans le poème, advient par la musique et la danse, le rythme et le mouvement.
Mais ne nous y trompons pas : la modestie du rapprochement place en réalité la barre très haut. De quoi s’agit-il en effet ?
Certes, il s’agit de suivre de sizain en sizain Le Cimetière marin comme une véritable expérience poétique. C’est-à-dire comme une expérience de vivre, mais qui ne se traverse et ne s’accomplit que dans la fabrique (la « composition » dirait Valéry) d’un dire poétique.
En guise de rappel, même si ce n’est pas le sujet, il faut bien la résumer en quelques traits grossiers. Tout commence, depuis le site du cimetière marin, par un spectacle (celui de la mer et du ciel) tellement saturé d’être qu’il semble exclure le spectateur. Mais celui-ci, peu à peu, s’insinue, s’élève, gagne son altitude intérieure, lance au ciel de Midi le défi de sa propre fragilité. Mortel qui regarde et médite auprès des tombes, il lui faut repousser l’attirance morbide d’un ersatz de vie qui serait « l’immortalité ». Dans une décision soudaine, alors que la conscience, inquiète, pouvait encore hésiter à s’égaler à l’Etre dont elle est le défaut (comme on dit le défaut de la cuirasse), le corps, mon corps, court vers la mer pour y plonger. Il sait, lui, et me fait savoir qu’il vit du commerce du monde, « (fricotant) derme à derme avec la mer, échangeant sueur contre sel » (p.143).
Mais s’il ne s’agissait que d’aller chercher quelque chose qui serait censé être le sens du poème, ce ne serait rien encore, et cela se ferait évidemment sans le soutien du boléro. Ce qu’il faut, c’est autre chose : faire entendre comment les expériences du vivre, et les péripéties du sens avec, ont besoin de se caler sur l’ostinato de la cellule rythmique du poème – le sizain – et de suivre le crescendo qui l’emporte du calme du premier à l’explosion du dernier. Et pour cela, il faut que le commentaire aussi participe de la danse et du poème. Le poème, avec le boléro (son boléro ?) tapi dans un coin, est là comme une partition qu’on ne peut interpréter qu’en artiste.
Entendons-nous. L’essai de Michel Guérin ne cherche pas un instant à s’installer dans le genre poétique. On pourrait dire qu’il fait le nécessaire pour s’en préserver. Mais il commente un poème bourré de philosophèmes portés à leur incandescence sensible et poétique par un commentaire, littéraire et philosophique à la fois, qui ne cesse lui-même de poétiser au détour de chaque phrase. Et de mener la danse, d’un court chapitre au suivant (chacun commentant un sizain), entraînant le lecteur selon un rythme libre, impétueux, dans un mouvement rapide, qui insiste, opère des voltes sur lui-même et avance résolument, conjuguant la surprise avec la nécessité, jusqu’à l’éclat final.
De cette façon, les deux genres de commentaires attendus – le littéraire et le philosophique –, en eux-mêmes fort estimables, sont transmués et dépassés. Le commentaire littéraire « classique » d’abord. Qu’on en juge par cette définition de l’image poétique, qui ne trahit pas la rigueur des traités de rhétorique, mais l’élève poétiquement en célébrant la puissance figurale de l’image : « Le jeu de force et de subtilité mêlées qui engendre l’image a pour principe le rapprochement extrême des plus distants ; en ce sens, l’image est fusion par impact et c’est en quoi aussi tient le mouvement qui hante sa mémoire génique. Alors qu’elle est si calée, elle est fruit de déplacements. Elle continue de travailler. Entre repos et mobilité elle migre à l’intérieur de sa bâtardise. La grande image poétique est l’enfant que le monde a fait à l’esprit par surprise » (p.48).
Quant à la tentation de traduire le poème en prose philosophique, jamais elle ne pointe le bout d’un nez. C’est que si l’auteur du Cimetière, passionné de philosophie mais avec une sérieuse désinvolture, est « doué de l’aptitude à sentir le penser » (p.132) et traite toujours les agencements de concepts, dans le respect de leur rigueur, comme des « sensés sensibles » (p.71) qui appellent un « régime existentiel d’appropriation », le commentateur – la désinvolture mise à part – le lui revaut sans peine. Poésie et philosophie ne se confondent pas, mais une phrase comme celle-ci porte pourtant l’échange à son comble, puisque appliquée dans le contexte au poème de Valéry, elle pourrait aussi bien servir d’enseigne à la philosophie de la philosophie défendue et illustrée par Michel Guérin dans bien d’autres ouvrages : « …l’idée ressortit à une gestualité, à une affectivité de la pensée. Cela ne signifie pas l’intrusion du sentiment dans l’intelligence, mais dénonce la liaison (y compris au sens amoureux) de certains signifiants avec le tour qui les fléchit ou le ton qu’ils font entendre » (p.54).
Cette proximité explique la dernière raison dont peut se recommander la lecture de ce commentaire : c’est qu’il porte, à coup sûr, sur des « vers amis », plus même : sur « le poème d’une vie », avec lequel l’auteur a toujours entretenu « une accointance presque viscérale » (p.21).
Pierre Windecker
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A propos de l'écrivain
Michel Guérin
Michel Guérin, écrivain et philosophe, est professeur émérite de l’Université d’Aix-Marseille et membre honoraire de l’Institut universitaire de France. Ses recherches portent principalement sur la Figure et sur le geste, et concernent des champs aussi variés que la métaphysique, l’anthropologie, la littérature, les arts plastiques et la peinture. Parmi ses publications récentes, signalons aux éditions Les Belles Lettres dans la collection Encre Marine : Le Fardeau du monde (De la consolation) (2011), Origine de la peinture, sur Rembrandt, Cézanne et l’immémorial (2013), La Croyance de A à Z (2015), et aux éditions Actes Sud une réédition augmentée de la Philosophie du geste (2011).
A propos du rédacteur
Pierre Windecker
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Pierre Windecker, Professeur agrégé de philosophie, a toujours enseigné en classes terminales et été associé par ailleurs à diverses activités de formation des professeurs dans la discipline. Comme retraité, a animé deux séminaires extérieurs au Collège International de Philosophie.