Le ciel sans boussole, Watson Charles (par Yasmina Mahdi)
Le ciel sans boussole, Watson Charles, éditions Moires, Coll. Lachésis, février 2021, 127 pages, 15 €
Ayiti
Le ciel sans boussole, le premier roman du poète Watson Charles, né en 1980, commence comme une balade américaine, où deux amis, Jackson et Rodrigue, parient sur le hasard des chiffres qui peuvent porter chance. En votant, par exemple, le numéro de loterie 66, un avatar du nombre 666 qui, dans l’Apocalypse, est le « Nombre de la Bête ». Ces deux compagnons de route, originaires d’Ayiti (Haïti), organisent des paris de dés clandestins, au milieu de processions religieuses et de fêtes. Entre les ventes d’« objets religieux », des plats locaux préparés à base de « haricots rouges », de « cabri », de « pain patate », un étrange personnage s’immisce dans la foule. L’ambiance ressemble à celle de la cour des Miracles, du parvis de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo, où « bondées, les allées sont peuplées de gueux et de truands ». Sauf que cela se passe à « Belle Fontaine » et que ce n’est pas Esmeralda qui retient l’attention, mais un « ancien (…) croque-mort ».
Une litanie de memento mori caraïbéen, où chaleur et moiteur, bonimenteurs et prêtres vaudous alliés à un rituel catholique, rappellent l’arrière-fond littéraire du roman latino-américain, à la fois réaliste par les descriptions crues, et onirique par la prose poétique. Papa « legba » hante les lieux tout en haut du ciel, au grand dam de « l’évêque Antoine ». La ville de Port-au-Prince est campée en un tableau baroque, dans sa splendeur, sa misère, sa détresse, son exubérance, dans un pays écrasé par le poids des crimes de ses dirigeants.
Watson Charles use de la prolepse, par exemple quand Jackson milite, d’un style au présent agrémenté d’adjectifs, d’épithètes en relation avec les matières humides et la pesanteur solaire. Les images perçues à travers le regard des deux compères construisent un champ d’action circonscrit au rythme et à la vision de la marche à pied. Ainsi, de belles phrases escortent le voyage de Jackson et Rodrigue : « Sous le ciel éventré par le soleil, le chant des oiseaux apaise les cœurs (…) Jackson et Rodrigue (…) aiment palper les seins pulpeux des montagnes, humer l’odeur de la bagasse, la senteur évanescente des plats tropicaux sur les tables des marchands, et aussi les sourires nacrés des jeunes filles lessivant leur linge au bord de la rivière ».
La magnificence des corps, des peaux sombres ruisselantes de sueur, de senteurs musquées, est abîmée, maltraitée, meurtrie par les besognes harassantes, la maladie, la faim, les coups, et le peu de cas que l’on fait du peuple haïtien. L’on pense au romancier et poète Kei Miller, né en 1978 à Kingston, qui parle de la société jamaïcaine, des ghettos où survivent les Noirs les plus pauvres, par opposition aux Blancs riches qui habitent les hauteurs de Kingston, relatant l’épopée douloureuse de son continent et de sa société racialisée. Watson Charles emploie des expressions créoles qui embellissent ce récit-poème où une assistance endiablée déambule, pleine de bruit et de fureur, de piété mêlée d’espoir d’une destinée meilleure. Dans Le ciel sans boussole, des scènes de violence et de rébellion éclatent, telles celles filmées par Raoul Peck, né en 1953, dont les premières années d’existence se sont déroulées sous la dictature des Duvalier. D’ailleurs, citons le propos du réalisateur : « Il ne faut qu’à aucun moment la véracité du propos n’entame la magie de la fiction ». Écrit plus tardivement par un Haïtien d’une autre génération, Le ciel sans boussole semble une préfiguration de l’enfer sur terre, la justice sociale étant bafouée, la moindre révolte réprimée dans le sang, avec l’impossibilité de s’échapper du pays.
L’alcool coule à flots, une autre liquidité qui s’ajoute aux gouttes de sueur. Après le décès brutal de Rodrigue, le pauvre Jackson, dans son errance, se confronte à deux poids, deux mesures : la maigreur squelettique de certains vendeurs de rue, de femmes accablées de grossesses, abandonnées, et les épaules ridiculement massives des gardiens corrompus et sanguinaires. Des meurtres atroces sont commis en toute impunité dans cette ancienne colonie française – au 17ème siècle, sous l’autorité du cardinal de Richelieu, l’installation française s’étant institutionnalisée. Le constat est amer : « Si l’on ne meurt pas en prison ou fusillé par le régime, alors on crève de faim ». Les gardiens de la paix ressemblent aux Escadrons de la mort d’Amérique du Sud, qui pratiquaient l’enlèvement, la torture et l’assassinat. Watson Charles examine soigneusement les désordres sociaux, la dangerosité du travail, plus similaire à l’esclavage qu’à un emploi raisonnable d’ouvrier, ainsi que la corruption qui gangrène Ayiti.
Le salut semblerait venir de la mer, cette fois-ci élément liquide bienfaiteur, instance de vie : « Les vagues ont fini de fouetter le bord du wharf, les eaux rejoignent le fond de l’océan emportant avec elles l’écume noire des bas-fonds », par opposition à l’eau croupie, saumâtre, porteuse d’épidémie : « les enfants barbotent dans les eaux boueuses, chassés comme des vermines, ils courent dans les corridors étroits avec de la boue aux pieds ». Cependant, Jackson éprouve un sentiment d’émerveillement face à la beauté des choses et des êtres, arborant une foi et un courage rares. Une touchante rencontre amoureuse et passionnelle apporte une note lumineuse au « jour [qui] prend une couleur de tristesse ». Sans boussole, sans repères autres que sa propre vie comme butin, n’est-ce pas là la définition fondamentale de la condition humaine ?
Yasmina Mahdi
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