Le Chevalier vert, Iris Murdoch (par Marie-Pierre Fiorentino)
Le Chevalier vert, Iris Murdoch, Folio, 1999, trad. anglais, Paule Guivarch, 736 pages, 12,60 €
Iris Murdoch, peintre-romancière de natures vivantes.
Les premières pages de ce roman qui emprunte son titre, Le Chevalier vert, au tableau accroché au-dessus du lit de l’une des protagonistes, Moy, font penser à une comédie romantique de cinéma, l’histoire d’une bande d’amis formée durant leurs études, et de leurs enfants. Les aînés ont autour de la cinquantaine ; les plus jeunes sortent de l’adolescence, Harvey, le fils unique de Joan Blacket, Aleph, Sefton et Moy, les filles de Louise Anderson. Le premier abandonné par son père lorsqu’il avait cinq ans, les secondes orphelines du leur, Teddy, à peu près au même âge, Clement Graffe, Bellamy James et Emil (malgré la réticence de son compagnon Clive) pallient cette double absence paternelle. Tessa Millen, jeune-femme engagée dans le social, les Adwarden, Cora Brock et Anax, le chien, complètent ce groupe soudé autant par la connaissance que chacun a des autres que par les secrets unissant plus intimement certains d’entre eux.
On pourrait, cette présentation faite, supposer que le roman va se concentrer sur l’envol de ces « enfants de rêve », titre de la première des cinq parties. Ce serait sans compter sur le fait qu’il n’y a pas d’âge pour prendre son envol et que les enfants ne grandissent que si les adultes qui les entourent grandissent aussi. Or Bellamy, par exemple, n’a pas encore trouvé sa place affective et sociale. Aussi a-t-il décidé d’entrer dans les ordres. Il serait déjà au monastère si le père Damien, avec lequel il entretient une correspondance fébrile, ne le contraignait à une réflexion patiente. « Quelle angoisse que la vie, la vie tout entière ! », se lamente-t-il. Mais comment grandir sans « La justice » et « La pitié » (parties suivantes du roman) ? « Eros » les rend-il impossibles ou au contraire serait-il impossible en leur absence ? Clement est confronté au dilemme. Acteur de théâtre généreux et bienveillant, volage dans son travail comme dans ses relations amoureuses, « connu sans être vraiment célèbre », il souffre profondément de la disparition de son frère Lucas. Après avoir tué un homme qui tentait de l’agresser, cet historien est-il parti à l’étranger se réfugier ou bien se suicider, incapable de trouver l’apaisement malgré le procès qui l’a innocenté ?
Pour tromper leurs angoisses, les deux hommes accompagnent Harvey en Italie où il doit poursuivre ses études. Mais voilà qu’à la suite d’une sorte de défi, le jeune homme commet une imprudence. Une grave blessure au pied oblige ses protecteurs à le ramener à Londres où Lucas ne va pas tarder à reparaître, comme, à la stupeur générale, Peter Mir, sa victime. Que s’est-il alors réellement passé la nuit du meurtre ? Que signifie cette « résurrection » de Peter ? Faut-il l’accueillir, comme il en fait l’insistante demande, dans la « famille » que tous forment déjà ou bien s’en protéger ? « La mer, enfin » sera-t-elle pour tous un happy end ?
Sans renoncer au rythme de la comédie, mais fine psychologue dans son approche des drames que constituent le sentiment d’abandon, quelle que soit sa nature, et les efforts parfois destructeurs pour trouver dans le monde une place, quitte à se trahir soi-même, Murdoch construit un récit en poupées gigognes : le lecteur, à peine faite une découverte intrigante, en fait une autre et ainsi de suite, comme si les personnages ou les situations avaient un fond inépuisable. Mais n’est-ce pas nécessairement le cas quand on fait œuvre, comme Murdoch, probablement première universitaire britannique à s’intéresser à l’existentialisme de Sartre, d’exprimer à travers l’art cette philosophie ? Exister, c’est prendre conscience d’être à la fois acteur et jouet en acceptant d’endosser la responsabilité des deux rôles. Cette responsabilité est le prix de la liberté et peut-être du bonheur. Car Murdoch, contrairement à Sartre dramaturge ou romancier, ne ferme jamais la porte à l’espoir, souvent récompensé dans des histoires où la matière, sous forme d’objets quotidiens, fait corps avec l’esprit.
En ce sens, chaque scène dialoguée du roman est conçue comme un tableau animé. Tableau en raison de la minutie du décor tracé par touches régulières et prégnantes, décor dans lequel les personnages vont se poser ou se mouvoir selon une chorégraphie orchestrée ou spontanée, parlant ou gardant le silence. Par exemple, les rencontres entre Lucas et Peter, dans le bureau du premier et en présence d’un ou de plusieurs témoins, se font sous l’éclairage venu d’un certain angle, lampes adroitement disséminées, rideaux fermés ou entre-baillés. Ombres et lumières font ressortir ou masquent la reliure des livres dans la bibliothèque, le bois ciré du bureau. Les chaises, disposées à l’avance selon la volonté du maître des lieux, vont être déplacées au fur et à mesure de la conversation, comme des joueurs d’échecs avancent leurs pions.
Même jeu de chaises dans la Volière – pièce à vivre des filles à Clifton, la maison de Louise – au décor moins solennel mais tout aussi british, tandis que l’exigüité du studio où s’est installée Joan revenue de Paris et le froid humide de la maison de Tessa conduisent celles-ci à recevoir au lit. Plus globalement les chambres, lieu par excellence de l’intimité, s’ouvrent aux visiteurs comme elles se donnent à voir chez Vermeer ou Van Gogh – mais pas celle de Lucas. La tenue de chaque personnage bénéficie de la même attention ; le lecteur n’ignorera rien des coloris passés ou chatoyants, des textures usées ou encore un peu craquantes, de la largeur des cravates, des longueurs de robes, de la ceinture qui les fait blouser ni des coiffures qui vieillissent les traits ou les font éclater de jeunesse. Ainsi parées, les créatures de Murdoch peuvent prendre leur autonomie dans une narration où elles échappent souvent à ce qu’on supposait d’elles.
Des éléments plus explicites encore convergent vers la peinture. Harvey aurait dû passer son année universitaire à Florence, la ville de Botticelli dont la Vénus tient, d’une main, la pointe de son interminable chevelure comme Moy joue avec sa longue natte. Le jeune-homme, logé chez Emil, profite de la collection de son bienfaiteur, amateur d’art possédant, « entre autres, un Bonnard, un Vuillard, un Max Ernst, un Caillebote, un Nolde, un dessin de Picasso, un Otto Dix et quelques Hockney de jeunesse ».
Dans la biographie qu’il consacre à la romancière, son mari et critique littéraire John Bayley rapporte cette confidence : « Elle me dit, un jour où je commentais l’importance du rôle, visible et invisible, que jouaient les tableaux dans ses romans : “Tu as raison, ce ne sont tous que des tableaux, finalement” ». Et l’époux de souligner, évoquant les déambulations de l’artiste dans les musées des nombreux pays où elle était conviée à des conférences, « Presque tous les tableaux pouvaient l’inspirer de cette façon invisible » (1). Il n’est alors pas impossible que Murdoch ait voué une affection particulière à Moy. Alors qu’Aleph brille dans ses études et que Sefton se consacre toute à l’étude de l’histoire – comme Lucas –, la cadette ambitionne, soutenue par son professeur de dessin, de quitter le lycée pour entrer dans une école d’art. Et comme la romancière, elle entretient avec les objets, en particulier ceux trouvés au hasard d’une promenade, une relation quasi animiste. Une pierre arrachée à son milieu naturel est peut-être malheureuse. Le repentir de son enlèvement est alors le miroir d’une âme souffrante. Une très insolite scène aquatique n’est pas sans rappeler la passion de la romancière pour la baignade, ici transfigurée en combat d’une apprentie justicière, Moy sous l’influence de son chevalier, contre les lois de la nature. Enfin, de même que la jeune-fille est dotée du pouvoir de créer des masques et voire de faire bouger, sans même les toucher, ces fameuses pierres conservées dans sa chambre, Murdoch a celui de rendre éminemment vifs et vivants les entrelacs d’existences d’autant plus captivantes qu’elles ne sont pas les nôtres mais en parlent mieux que n’importe quel traité.
Marie-Pierre Fiorentino
(1) Élégie pour Iris, éditions de l’Olivier, 2001.
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