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Le Chant du monde, Jean Giono (par Marianne Braux)

Ecrit par Marianne Braux le 10.01.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Folio (Gallimard)

Le Chant du monde, Jean Giono, Folio

Le Chant du monde, Jean Giono (par Marianne Braux)

 

Situé dans la Provence natale de Jean Giono, Le Chant du monde entraîne le lecteur dans une longue épopée paysanne conduite par Antonio, l’homme du fleuve, et son compagnon Matelot, partis à la recherche du fils de ce dernier à travers le pays imaginaire de Rebeillard. Face à eux, la bande à Maudru, maître auto-proclamé des lieux, décidés eux aussi à retrouver le « cheveu rouge », qui a kidnappé la fille de Maudru après avoir tué son neveu à qui elle était promise. L’action est dense et mouvementée comme la galerie des personnages est longue et diverse. Les rencontres sont nombreuses, qui rythment la quête du héros et sa découverte de l’Autre, incarnés par deux personnages éblouissants : Clara l’aveugle aux « yeux comme des feuilles de menthe » et à la parole clair-obscur, de qui Antonio tombera amoureux et apprendra la valeur de l’invisible, et Toussaint le bossu, figure du poète à la « voix d’enfant » qui enseignera au jeune homme le sens de l’intériorité et le pouvoir des mots.

Un personnage reste enfin à nommer : Nature, en laquelle on serait tenté de voir le protagoniste principal du roman. Une nature douée d’émotions et de langage à l’image de l’Homme, une nature sans laquelle celui-ci n’est rien et qui, si on sait la regarder et l’écouter comme Giono, remet l’humain à sa juste place. Ces mots par lesquels Giono annonçait, dans Solitude de la pitié, son projet de chanter le monde parlent d’eux-mêmes :

Il y a bien longtemps que je désire écrire un roman dans lequel on entendrait chanter le monde. Dans tous les livres actuels on donne à mon avis une trop grande place aux êtres mesquins et l’on néglige de nous faire percevoir le halètement des beaux habitants de l’univers. […] Je sais bien qu’on ne peut guère concevoir un roman sans homme, puisqu’il y en a dans le monde. Ce qu’il faudrait, c’est le mettre à sa place, ne pas le faire le centre de tout, être assez humble pour s’apercevoir qu’une montagne existe non seulement comme hauteur et largeur mais comme poids, effluves, gestes, puissance d’envoûtement, paroles, sympathie. Un fleuve est un personnage, avec ses rages et ses amours, sa force, son dieu hasard, ses maladies, sa faim d’aventures. Les rivières, les sources sont des personnages.

En ces temps de remise en question du rapport humain à l’environnement, Le Chant du monde fait figure de manifeste pour un autre monde possible. La vision cosmique qui s’en dégage, l’accent tout nietzschéen mis sur les forces de la vie à laquelle l’homme participe au même titre que les autres habitants de l’univers séduiront les amoureux de la nature, les vrais, c’est-à-dire ceux qui s’en considèrent comme partie prenante. Qualifié par Aragon de « seul vrai poète de la nature » à la sortie du roman en 1934, Giono, en effet, chante dans ce texte le monde comme nul autre.

Car Le Chant du monde c’est aussi une aventure langagière au pays d’un écrivain incomparable, dont on reconnaît immédiatement la plume vive et le style hyper-imagé, mais qui en même temps ne cesse de surprendre. Maître incontestable de la comparaison et de la métaphore, Giono use dans Le Chant du monde de sa voix la plus sensible. Le roman déborde en imagination comme « l’eau libre », « la sève » qui goutte de l’écorce, ou encore « la gerbe trop grosse qui écarte son lien et s’étale ».Jamais précieuses, toujours inattendues, les nombreuses figures de style retournent les cinq sens en traduisant des sensations où le lecteur reconnaît à chaque page une expérience déjà vécue à laquelle il ne manquait plus que les mots pour la dire :

 

D’un côté l’eau profonde, souple comme du poil de chat ; de l’autre côté les hennissements du gué.

Matelot était rond comme un tronc d’arbre.

Au fond du bruit, de petits crépitements de feuilles couraient avec des pieds de rats.

Sur ce mur qui surplombait le fleuve séchaient de larges peaux de bœuf écarquillées comme des étoiles.

[…] mais la grande illumination venait des fleurs. Des étoiles. Comme celles du ciel, plus larges que la main avec une odeur de pâte en train de se lever ! Une odeur de farine pétrie, l’odeur salée des hommes et des femmes qui font l’amour !

 

Que dire de plus, si ce n’est que l’on ne ressort pas indemne d’un tel roman. L’expérience esthétique qu’il offre ne s’oublie pas ; elle transforme durablement le regard et laisse sur le cœur son empreinte brûlante. A l’instar du printemps qui ramène, dans la dernière partie, le paysage et les personnages à la vie sous un soleil roulant « doucement sur le sable fin du ciel dégagé avant de sauter avec un hennissement de cheval », le Chant du monde conduit le lecteur aux portes du sublime, tout droit vers « la grande illumination ».

 

Marianne Braux

 


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A propos du rédacteur

Marianne Braux

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Marianne Braux est docteure en littérature française et enseignante de français à Adélaïde en Australie.