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Le chagrin d’aimer, Geneviève Brisac (par Pierrette Epsztein)

Ecrit par Pierrette Epsztein le 20.03.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Le chagrin d’aimer, Geneviève Brisac, Grasset, février 2018, 162 pages, 16 €

Le chagrin d’aimer, Geneviève Brisac (par Pierrette Epsztein)

 

Dans Le chagrin d’aimer, Geneviève Brisac explore, avec finesse mais sans concession, les relations qu’elle a entretenues avec une mère équivoque et fantasque. On déroule les pages, comme on tournerait celles d’un album de famille.

Cet ouvrage met en lumière à quel point les rapports mère-fille sont très souvent d’une surprenante complexité. Ils oscillent fréquemment entre amour inconditionnel et rejet, entre agacement et attendrissement, entre exaspération et patience, entre fierté et honte, entre douceur et violence, entre rapprochement et abandon. Ce sont tous ces sentiments irrationnels que Geneviève Brisac sonde en se fiant à l’éclosion de sa mémoire, depuis son enfance jusqu’à la mort de sa mère.

Dans ce récit, Geneviève Brisac ne cherche nullement à nous égarer dans de longues digressions. Poussée par l’urgence du dire, elle nous plonge au cœur de ses émotions. Pour aller à l’essentiel, elle utilise une écriture sèche et nerveuse, ne se privant ni d’une langue triviale, parfois crue, ni d’une ironie cinglante.

Une série de vignettes, de photographies sépia plus ou moins floues, lui permettent d’afficher clairement son intention. Avec obstination, elle s’évertue à reconstituer, selon son esprit et selon son cœur, des attitudes, une voix, une intonation, qui, mises bout à bout, dessinent peu à peu la personnalité de sa mère. Grâce à son écriture, elle la fait ainsi sortir de l’ombre où elle risquait de se perdre à tout jamais.

Une scène de genre où deux personnages occupent le premier plan. Derrière elles, on relève une série de silhouettes plus ou moins floues. A gauche, une mère, « Jacqueline », qui se croit reine orientale et qui le fut sûrement dans sa jeunesse car elle était belle et savait séduire. Une reine en gloire, libre, et qui le fut quelque temps. Elle fume sans interruption et partout. Rien ne la bride. Et l’on pense aux femmes joyeuses d’Antoine Watteau sur leur balancelle et dont les « jupes s’envolent ». Danseuse, elle suscite le désir des hommes. Elle qui rêvait de la Sorbonne devient dactylo par nécessité, « il lui faut gagner sa vie », puis chroniqueuse et plume de séries à l’eau de rose qui s’adressent plutôt aux femmes. Mais, lorsqu’elle prend de l’âge, elle recherche le confort matériel qu’elle a connu dans son enfance et qu’elle veut à tout prix retrouver. Alors, elle consent à se soumettre à la requête insistante d’un mari très séduisant. Elle qui se veut unique devra se plier aux caprices de cet homme volage qui l’enferme dans une vie bourgeoise qui la corsète. Elle devient « Madame Michel ». Elle trouve ses espaces de liberté dans sa voiture, « Peggy », et sa machine à écrire. Lorsque qu’avec l’âge son corps se dégrade, elle devient de plus en plus une reine déchue, amère et aigrie. Antoine Watteau s’éloigne et James Ensor prend sa place dans un carnaval grotesque où se dessine une ronde de courtisans serviles, dérisoire, qui la font grimacer.

De l’autre, une fille, servante soumise, loin de celles de Marivaux, muette et dépendante affectivement qui aspire désespérément et en vain à être aimée et reconnue par cette mère incapable de répondre à son attente. Le malentendu s’installe entre elles deux, sans compréhension mutuelle possible. Les jeunes filles qui sont ses amies sont désagréablement moquées. Mais la fille s’acharne à contenter cette reine, jamais satisfaite, qu’elle nomme « Mélini ».

Le texte déroule des fragments d’existence, captés au fil des souvenirs, sans quête de chronologie. L’auteur esquisse des portraits choisis de cette femme déroutante, hors norme, hors borne. Elle nous expose différentes situations plus ou moins loufoques, plus ou moins cocasses, plus ou moins dégradantes dans lesquelles elle embarque sa fille. Celle-ci est en permanence contrainte d’occulter sa rébellion qui doit rester impénétrable si elle ne veut pas se faire rabrouer sèchement.

Avec habileté, l’auteur réussit à éclairer comment sa mère met en place des stratégies très savamment élaborées pour lutter contre ses démons. Sortant de ses zones de confiance, l’auteur arrache un à un les masques de la bienséance dont sa mère s’affuble et qui laisse alors éclore toute sa vulnérabilité voilée dans une « immobilité apatride ». « Pas de parents, pas de grands-parents, pas de famille… Personne. Non. Ce n’est pas intéressant, disait-elle ».

Sans cesse assaillie par le doute et absorbée par le désir de trouver un sens à des comportements paradoxaux qui éclaireraient les relations qu’elle entretenait avec son entourage, l’auteur, qui s’est longtemps considérée comme une fille malaimée, laisse émerger en elle toute une série d’interrogations. Ressurgissent, à chaque page, des images contradictoires qui se mêlent et s’affrontent, des affres trop longtemps ensevelies où « la fierté est toujours mêlée à la honte ».

Elle creuse « le trou noir » où sa mère, si bavarde mais amnésique quant à son riche passé envolé qu’elle a décidé d’oublier. Alors la fille déplace, compose, recompose le passé de sa mère. « Longtemps, j’en ai été d’accord. Ma mère n’a pas de famille, voilà tout, pensais-je. Et puis un jour cela n’a plus été normal. Elle « reprend les choses depuis le début ». Elle refaçonne la réalité selon sa vérité. Sa finalité n’est-elle pas, en remontant la généalogie de sa mère, d’interpréter les rapports complexes et parfois ravageurs qu’elles ont entretenus, maintenant que sa mère a disparu ? Ne cherche-t-elle pas ainsi désespérément à résorber ses angoisses pour accéder à la paix de l’esprit et réussir ainsi à se construire une identité propre, celle d’écrivain, elle qui se réfugie dans la lecture depuis son enfance ? Elle brise ainsi l’aliénation d’un attachement impossible à dénouer qui la retenait prisonnière des jugements persécuteurs de sa mère et accède enfin à la liberté.

La dégradation de la mère dont l’aspect se transforme progressivement de façon irrémédiable la pousse à devenir la mère de sa mère. Situation paradoxale et intenable.

Comment se plier aux injonctions contradictoires de la mère : sois dépendante, sois autonome, sois désirable, sois respectable, sois dévouée aux autres, sois protectrice, sois égoïste ? Non exempte d’une certaine appréhension, elle confie : « Je pars à la recherche de ma mère ». Trop longtemps prise dans les rets de cette mère, maintenant que celle-ci ne peut plus rien lui interdire, Geneviève Brisac s’autorise à entreprendre un sacré voyage. En effet, « Comment écrire la vie d’une personne qui a choisi de la rêver ? ». Pourtant, rien ne peut plus la faire reculer. Et elle partira dans une quête frénétique de la vérité profonde des territoires maternels. Contre tous les interdits, malgré tous les renoncements auxquels elle a été inféodée, renonçant au vœu fou d’être reconnue par la mère, elle fera tomber le masque qui protégeait sa mère de la souffrance. Tous ces secrets encryptés la rendaient acariâtre avec ses proches, faussement aimable avec tous ceux qui l’encensaient, méprisante avec ceux qui la flattaient, usant d’une ironie destructrice avec tout le monde, l’auteur mettra en lumière la fausse force de la mère qui plaçait « l’amour » au sommet mais ne s’aimant pas, elle se montrait incapable de s’abandonner à l’amour. Ses réponses à ce manque, à son mal-être d’être une déracinée, sont ridicules mais lui permettent de compenser ses vides avec des béquilles dérisoires : achats compulsifs de vêtements, refus de paiements des services rendus, attitudes anarchiques, mépris de toute convenance.

Ni le temps ni la maladie ne diminueront la vigilance inflexible de cette femme verrouillée. Alors, la fille, qui a passé son existence à quémander un amour qui n’est jamais advenu, parvient à faire ressurgir en elle des émotions ensevelies. L’écriture permet à l’auteur qu’elle est devenue de prendre le recul nécessaire vis-à-vis de sa mère. Elle s’accorde la possibilité de penser avec la bonne distance. Elle fait sauter les verrous qui la maintenaient prisonnière dans l’image déformée que sa mère lui renvoyait d’elle. Elle peut espérer ainsi retrouver sa liberté d’être. Et oser enfin devenir elle-même après avoir si longtemps contenu sa rébellion en veilleuse comme un secret inavouable. Elle pourra enfin ouvrir les portes de la clémence et du pardon. Avec le temps, le deuil faisant son œuvre, la relation arrivera à s’apaiser pour faire place à l’accalmie et à une possible sérénité.

Et en fermant Le chagrin d’aimer, le lecteur pourra appliquer à Geneviève Brisac cette phrase de Marguerite Duras : « L’écriture est la seule chose qui soit plus forte que ma mère ».

 

Pierrette Epsztein

 

Geneviève Brisac est née à Paris en 1951. Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de Fontenay, agrégée de lettres, elle enseigne pendant quelques années. Elle a été éditrice chez Gallimard, et a dirigé également les collections Mouche, Neuf et Médium à l’Ecole des Loisirs. Elle collabore longtemps au Monde des livres et intervient régulièrement sur France Culture. Nouvelliste, écrivain pour la jeunesse, romancière, essayiste, elle est nommée chevalier de l’Ordre de la Légion d’honneur en 2009, puis en 2014 promue au grade de commandeur de l’Ordre des Arts et des Lettres. A publié, entre autres : Les Filles (Gallimard, 1967), Week-end de chasse à la mère (L’Olivier, 1996), Une année avec mon père (L’Olivier, 2010), Vie de ma voisine (Grasset, 2017), Le chagrin d’aimer (Grasset, 2018).

  • Vu: 1964

A propos du rédacteur

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Rédactrice

Membre du comité de Rédaction

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d'édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset

 

Pierrette Epsztein vit à Paris. Elle est professeur de Lettres et d'Arts Plastiques. Elle a crée l'association Tisserands des Mots qui animait des ateliers d'écriture. Maintenant, elle accompagne des personnes dans leur projet d'écriture. Elle poursuit son chemin d'écriture depuis 1985.  Elle a publié trois recueils de nouvelles et un roman L'homme sans larmes (tous ouvrages  épuisés à ce jour). Elle écrit en ce moment un récit professionnel sur son expérience de professeur en banlieue.