Le Carnaval sauvage, Pierre de Cabissole (par Marc Wetzel)
Le Carnaval sauvage, Pierre de Cabissole, Grasset, janvier 2024, 216 pages, 20 €
« C’est maintenant, en revenant, que je prends conscience qu’il n’y a pas que les eaux qui stagnent sur ce parking : il y a aussi tous ces jeunes, ceux avec qui j’ai grandi. Ils croupissent mais l’ignorent. Ils ne sont pas responsables. Ils sont leurs parents. Ils sont leurs grands-parents. Bientôt ils seront morts sans avoir rien vu, rien compris, rien vécu. Après avoir gobé du vide, durant les décennies que leurs corps supporteront, on les foutra dans un trou. S’ils ne s’y sont pas jetés tout seuls. C’est pour ça que je suis revenue tirer Agnès de là, lui faire voir cet ailleurs que je connais, un monde qu’aucun regard ne contraint. Pas comme ici, en tout cas. Je suis là parce que je la désire, parce qu’en rêve je la serre nue dans mes bras… » (p.75).
Pierre de Cabissole, 43 ans, est scénariste, réalisateur de films d’animation, et natif (sincère, et lucide !) du Languedoc.
Ses talents de scénariste permettent, sans surprise, un récit à l’intrigue nette et parfaite ; son don d’animation s’expose en bouquets d’images et de types (de tronches, d’allures, de héros et sbires, de styles de présence) remarquables ; et de son Languedoc « profond », il rapporte, comme lieu unique de son histoire, le cadre bien réel d’une festivité annuelle – particulièrement avinée, cruelle et pourtant protégée et pérenne depuis sept siècles (!) – à Cournonterral (ici renommée Cambaron, pour ménager ses notables, et s’exonérer de ses clowns) : une fois l’an, une horde mâle de taurillons humains, parfumés à l’urine et au lisier, masqués, « les corps transpirant sous les toiles de jute que le raisin a violacées et dont jaillissent le foin, la paille et les rachis de blé », y pourchasse quelques heures (dans un village très officiellement cerné par les gendarmes, pour empêcher les étrangers d’y venir, et les natifs d’en fuir !) une troupe d’oies vaguement consentantes venues s’égayer, toutes de – précaire – blanc vêtues, dans un délirant hallali de pelotages, vidanges et règlements de comptes. « Fréquents » y « sont les morts », dit-on alors là-bas, et cette fois n’y coupera pas.
La jeune Maria, orpheline de mère, y revient, après trois ans d’absence (pour de remarquables études parisiennes, dont nul ici n’a idée ni cure), retrouvant son père (promu gardien du château d’eau pour le sauver de la complète misère), et, surtout, son premier amour (Agnès – car Maria, sans avoir méprisé les hommes, aime les femmes), une Agnès fiancée à un caïd local de la viticulture, et qui s’amusera mortellement, après quelques étreintes – âpres et frivoles – de ce désir de la « sauver ». Une remarquable vendetta des cœurs, le soir fatal, fera que la fête ne sera pas seule à se terminer (on laissera lire comment).
Pour le dire d’une phrase : ce romancier est un rare poète dans l’observation des coups du sort, des tendances, des dons et marottes, des personnes, des états et des tournures de langue et d’âme de l’humanité.
Un coup du sort – un revers de vie qui la condamne – comme ce qui emporta sa mère : « Ma mère est morte le jour de mes douze ans : les “foutues douleurs dans le dos” témoignaient d’un cancer. Les médecins n’avaient pas vu. Son cancer, un truc moche et rapide qui désarme avant même d’avoir pu espérer combattre. Ma mère, Sara, a su avant nous, avant les docteurs même, qu’elle ne vaincrait pas l’ennemi intime. Si elle n’a pas lutté, ce n’est pas par défaut de courage mais parce qu’elle savait que rien ne la sauverait » (p.29).
Une tendance comme, par exemple, apparaît à Maria (surgit en elle comme conviction non-négociable) sa propre orientation : « Les heures passées à nager m’ont permis de fixer quelques convictions stables. Une tout au moins, et c’est déjà beaucoup au regard de ceux qui mettent un pied devant l’autre par habitude, enfilent les semaines d’ennui, les week-ends alcoolisés, les copulations molles et finissent par se rendre compte qu’ils seront bientôt sous terre. Une chose dont je suis sûre : j’aime les femmes. C’est déjà bien d’être au clair là-dessus » (p.25).
Un don aussi, une manière héritée d’analyser le monde, comme l’œil coloriste issu de la mère de l’héroïne : « Sa capacité, quasi magique, à identifier les couleurs et retenir leurs noms, elle me l’a léguée. J’ai plus sûrement hérité de la mémoire de ma mère que de l’intelligence de quiconque. Je me trouve parfois si bête, si lente. Les couleurs : je sais que ça peut agacer parfois mais le bleu, le rouge, le jaune, le violet… ces couleurs n’existent pas pour moi sans leur extension qui les caractérise. Quand j’observe le réel, ce que j’évite de faire le plus souvent, je vois le nom des couleurs. Les boîtes aux lettres de la Poste ne sont pas bêtement jaunes mais jaune citron. Les poubelles de la voirie sont vert Islam ou Pickle, selon les municipalités. Je peux distinguer un vert de Guignet d’un vert Véronèse (ce qui n’est pas simple) » p.30).
Ou une personne, par exemple le père de Maria, qu’elle décrit ainsi : « Mon père porte un jean jauni et trop grand, le même depuis plusieurs semaines à coup sûr, un marcel tendu sur son corps sec et musclé, des Timberland qui mériteraient de passer à la benne. Dans sa main noueuse, il serre une canette de bière. L’homme est prévisible et la canette de Kronenbourg son extension naturelle. Il incarne à mes yeux, sans aucun effort d’originalité, le cliché du raté prêt à trébucher à chaque instant dans la clochardisation. La main en visière au-dessus de son visage émacié, il me scrute comme s’il cherchait à se souvenir de qui je suis. Le soleil dans mon dos n’aide pas » (p.37).
Ou encore un état, par exemple, l’ivresse – sa propre ivresse – qu’elle restitue ainsi : « Je suis trempée de sueur et toujours habillée. Il n’y a pas de bruit dans la maison. Dans mon crâne, que l’alcool n’a pas encore laissé en paix, mes pensées se mettent en ordre. Je les visualise : des points intensément lumineux. Elles se courent les unes derrière les autres, se retrouvent, se bousculent ou s’agrègent au milieu du marasme éthylisé qu’est mon cerveau » (p.182).
Une tournure d’esprit, enfin, comme l’anecdote d’un choix funéraire au décès maternel : « Un souvenir me rattrape alors : mon père et moi, accrochée à sa main, étions allés choisir la pierre tombale ensemble. Je l’avais trouvée magnifique. Une chose m’avait cependant traumatisée jusqu’à venir empoisonner mes nuits durant de longs mois : la manière dont le vendeur nous avait fait l’article concernant le cercueil.
“Celui-ci, en plus d’être beau, est imputrescible”, il avait proclamé.
Ni mon père ni moi ne connaissions ce mot. Alors le vendeur nous avait gratifiés d’un léger sourire, aussi professionnel que condescendant.
“C’est-à-dire qu’il ne pourrira pas. Les vers et les bestioles là-dessous ne pourront pas venir… euh, comment, faire leur affaire du corps. Votre dame restera inviolée pour l’éternité » (p.95).
Avec une sorte – synthétisant tous ces aspects –, de géniale vista dans le rendu des discussions (de l’ambiance obligée des avis et répliques, entre proches parents ayant raté leurs vies les uns par les autres), comme en ce tout significatif passage : un père (inculte, à la bonne volonté dévastée) échouant une fois encore à circonscrire et guider sa fille – qu’il n’a pas le discernement d’admirer.
« Toi qui es plus maline qu’un putain de singe, tu connais cette phrase, non : “On peut plus facilement compter ses moutons que savoir qui sont ses amis”. “C’est Socrate qui a écrit ça.
– Non. C’est pas Socrate”.
Ça l’étonne. Il me scrute un moment, l’air suspicieux, vérifie que je ne me moque pas de lui.
“C’est pas Socrate ?
– Non.
– C’est qui alors ?
– Je sais pas. Mais c’est pas Socrate. Platon peut-être…
– Socrate, Platon, c’est pareil” soupire mon père.
Il n’a pas tout à fait tort. J’opine » (p.91).
On se permettra, sur le fond, trois courtes remarques :
D’abord, il s’agit du premier roman de l’auteur – mais un premier livre (autobiographique) témoignait (en 2019) du surgissement dans sa vie de la sclérose en plaques une décennie plus tôt – confidence qu’il accompagnait avec une verve d’une rare franchise, et une sorte de rude générosité, qui ont marqué ses nombreux lecteurs. Ici, les « pépins » ambulatoires, digestifs, relationnels et sexuels de cette implacable affection sont comme merveilleusement transposés et héroïquement transfigurés – dans une tout autre distribution des sorts.
Ensuite, on ne s’étonnera pas (dans les quelques restitutions de relations saphiques entre Agnès et Maria – troublantes de crue fidélité) qu’un hétérosexuel (comme l’auteur) comprenne mieux les homosexuelles que ne le ferait un homosexuel (pour lequel le désir entre femmes se vit comme double étrangeté) – cet aspect dérangeant interrogera utilement chacun.
Enfin le naufrage, le fracassement sans détour ici des sacro-saintes « traditions régionales » (où s’autocélébrent, dans l’irrationalité tolérée quelques heures d’un Carnaval, des dégénérés à la fois poussifs et inarrêtables) est raconté sans mépris ni condescendance : l’auteur se connaît, et toilette un peu vigoureusement (au gant de crin d’un redoutable humour) ses propres élans dépassés et contrits. Ce rude décrassage des finitudes, salubre à tout lecteur, de Cabissole n’a pas une seconde hésité à l’inaugurer sur lui. Car la « Mémé Luce » du défilé, bien sûr, c’est aussi, par l’odieux raccourci de la pathologie, Pierre… !
« Une mamie centenaire, dont tout le monde connaît la faconde aux accents hystériques, ferme la marche, accrochée à un déambulateur. Un de ses bas de contention a roulé jusqu’au genou et révèle sa jambe grêlée de taches bleuâtres et de varices. La mordante disgrâce de la vieillesse.
“Laissez passer Mémé Luce ! Virez vos culs, les pédés !” » (p.168).
Marc Wetzel
Pierre de Cabissole, né en 1980, est scénariste, réalisateur et producteur de films d’animation. Après Et vivre encore (Grasset, 2019), récit autobiographique, il signe ici son premier roman.
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