Le Caire à corps perdu, Khaled Osman
Le Caire à corps perdu. Septembre 2011. 18 €
Ecrivain(s): Khaled Osman Edition: Vents d'ailleurs« Cette révélation l’avait entièrement déboussolé. Il avait regagné précipitamment sa chambre où il avait perdu du temps à tourner en rond, sondant désespérément sa mémoire à la recherche d’un indice quelconque. Complètement affolé, il regardait autour de lui, jetait des coups d’œil dans la rue. A plusieurs reprises, il avait fouillé dans les poches de son pantalon, cherchant avec fébrilité le moindre papier qui pourrait lui servir d’indice, mais il n’y avait rien d’autre que les quelques billets froissés ».
Ce texte est un extrait du premier roman de Khaled Osman, traducteur d’œuvres de fictions d’auteurs arabes célèbres tels que Naguib Mahfoud, Gamal Ghitany, Sahar Khalifa et bien d’autres.
Raconté à la troisième personne, Le Caire à corps perdu promène les lecteurs/trices sur une échelle de temps qui oscille entre le présent d’énonciation dont la fonction est d’attribuer aux péripéties du protagoniste et à l’action des personnages une dimension réelle. Et le passé proche et lointain, notamment par le truchement d’analepses qui immergent les lecteurs/trices dans un cadre spatial et temporel qui renvoie à deux types de passé et à deux espaces différenciés lesquels contribuent à donner davantage de sens au récit et à son dénouement. D’une part, à son enfance, à l’époque où il vivait encore au Caire, à son adolescence notamment lors de ses retours sporadiques dans sa ville natale. Et d’autre part, à sa vie d’adulte en Europe où il a exilé depuis de très nombreuses années.
Structuré en trois parties suivant un schéma chronologique, le récit est agrémenté de poèmes dont la fonction est de deux ordres. D’une part, révéler le protagoniste dans sa sensibilité, son humanité, sa spécificité ainsi que sa singularité. Et d’autre part, procurer du plaisir en créant une ambiance poétique qui suscite le rêve et l’évasion. Cette approche permet de tisser une complicité entre les lecteurs/trices et le personnage principal qui, dès son arrivée au Caire, après sept années d’absence, est frappé, de manière tout à fait imprévue, d’une amnésie partielle relative à des éléments constitutifs de son identité, en l’occurrence son nom de famille, le nom du pays où il vit en Europe et les adresses précises où il a vécu durant son enfance. Cet événement inopiné agit sur le protagoniste comme un détonateur qui va l’immerger dans les dédales de sa mémoire et dans les affres de l’exil et du « déracinement » et assister malgré lui au déferlement de souvenirs, de mots, de phrases, d’images dont le rôle explicite est de le révéler aux lecteurs/trices et de mettre à nu ses sentiments et ses peurs les plus archaïques.
Et voilà Nassi, c’est-à-dire l’oublieux ou encore celui qui a oublié, en compagnie d’âmes généreuses, un groupe d’hommes et de femmes, vivant dans la pension de Sett Baheyya, reconstituant son puzzle identitaire, pièce par pièce, en parcourant les ruelles du Caire pour retrouver des éléments identitaires et autres qui ont déserté sa mémoire.
Et au fur et à mesure de l’avancement de l’intrigue, les lecteurs/trices suivent l’action du protagoniste tout au long de son périple mémoriel qui prend l’allure d’une quête existentielle à la recherche d’une partie de SOI en plein cœur du Caire, « Oum E’Dounia » (Mère du monde). Ce vaste espace « bouillonnant », ce « joyeux chaos » qui se métamorphose au fil des années émerge dans le corps du récit comme un personnage à part entière. Le choix de la plupart des mots et expressions pour caractériser cette ville qui prend l’allure d’une jungle urbaine laisse transparaître l’idée de mouvement, d’énergie, de vitesse et de changement dans ses aspects aussi bien positifs que négatifs. C’est ainsi, que ce lieu du commencement et de l’aboutissement revêt, à travers les descriptions de l’auteur, une dimension essentiellement antagonique. Tantôt belle, tendre, généreuse, humaine, solidaire, libératrice. Tantôt cruelle, maltraitante, autoritaire, policière, broyeuse. Et si le Caire est représenté comme ville lumière, ville savoir, ville séduction, ville rédemption, il est en contrepartie décrit comme une ville chaotique, désarticulée, tentaculaire, paranoïaque, anthropophage. Ainsi, cette terre natale que Nassi s’évertue à se réapproprier tant bien que mal se présente sous la plume de l’auteur comme une immense terre qui attire et avale, aguiche et rejette, séduit et expulse ses « enfants » : hommes et femmes, enfants et adultes.
Tout le long de cette recherche de soi, au cœur de cette « énigme de la confusion des temps entre enfance et âge adulte » dont souffre Nassi qui prend conscience qu’il ne s’agit pas d’un simple accident ou encore d’un symptôme d’un dysfonctionnement organique, l’auteur ose une incursion dans l’intériorité de son personnage principal. La description de cette introspection attribue au récit davantage de profondeur. Par ailleurs, il se dégage de la description du protagoniste une dimension essentiellement émouvante qui suscite la sympathie des lecteurs/trices, les entraînant dans un flux émotionnel qui les incite à éprouver un sentiment de complicité et d’attachement à cet homme féru de poésie qui s’investit corps et âme dans le processus d’élucidation du mystère de son amnésie.
D’événement en événement, de découverte en découverte, de questionnement en questionnement, de surprise en surprise, de révélation en révélation, les lecteurs/trices vibrent au rythme de cette histoire livrée bribe par bribe telle une intrigue de nature policière. Et au cœur de ce récit qui interroge le rapport à l’exil ainsi que les liens d’appartenance personnelle, subjective au pays natal, le protagoniste, Nassi, dont le prénom d’adoption revêt une dimension emblématique dans le sens où il résume sa situation et renvoie à sa problématique, joue deux rôles dans le schéma actanciel.
Primo, il est cet « être de papier ». Imaginé. Imaginaire. Conçu par l’auteur comme le personnage principal qui, au fur et à mesure, devient sous l’œil intéressé des lecteurs/trices un être réel qui pense et agit de manière émouvante et attachante au cœur d’une intrigue qui, par certains aspects, prend l’allure d’un portait psychologique. C’est alors qu’il émerge comme l’acteur-symbole par lequel l’histoire prend corps, se développe et se dénoue. Nassi devient ainsi un tisseur de liens entre les lecteurs/trices et les personnages secondaires dont la générosité, l’entraide et le partage ont une fonction essentiellement structurante tout au long de son examen identitaire. Par ailleurs, Nassi endosse le rôle de « guide » proposant aux lecteurs/ trices une promenade à travers les ruelles contrastées du Caire.
Secundo, Nassi est l’objet d’une histoire personnelle et éminemment subjective qui met en lumière l’existence d’un sentiment de mal-être et de décalage. D’une part, dans la société d’accueil caractérisée par « l’individualisme forcené, les agendas planifiés, la vie réglée au millimètre… ». Et d’autre part, dans le pays natal, ce lieu de « la simplicité », de « l’imprévoyance » et du « fatalisme », où après sept années d’absence, il prend conscience de la nécessité de s’accepter et de renouer avec les siens. Ainsi, en se détachant du lieu où il a vécu de longues années, Nassi opère une opération de rattachement à « l’objet perdu », en l’occurrence sa ville natale et le capital de souvenirs et de valeurs humaines qu’il s’évertue à se réapproprier physiquement et mentalement.
Le Caire à corps perdu est un roman intimiste dont l’écriture alerte, tendre, colorée invite à suivre le cours d’une introspection qui met en perspective le récit d’une quête existentielle d’un exilé dont l’élucidation et le dénouement s’opèrent dans la douleur et la prise de conscience de la nécessité de s’accepter afin de se réapproprier son passé pour faire émerger la partie de SOI refoulée dans un inconscient personnel qui, peu à peu, s’ouvre sur le collectif et ainsi sur les « autrui significatifs » : « s’il consentait enfin à s’accepter et à prendre la réalité comme elle venait, son mal refluerait de lui-même et il parviendrait à se réapproprier son passé ainsi que tous les noms qui le balisaient », écrit Khaled Osman dans le corps du roman (p. 251).
Extrait
(…) « Sa tête était entièrement vide, à l’exception d’une migraine qui s’aggravait de minute en minute. Il s’imaginait chutant de nouveau dans le puits, son crâne percutant de loin en loin les parois rugueuses dans un effroyable froissement de cartilages.
Il se résolut finalement à ressortir : il aurait déjà bien du mal à répondre aux questions qu’on ne manquerait pas de lui poser, inutile de les agacer encore plus en se présentant en retard.
Tandis qu’il descendait l’escalier, des odeurs de bonne cuisine vinrent lui chatouiller les narines. Il reconnaissait les effluves caractéristiques du foul, qui le replongèrent instantanément dans les délices d’antan, l’arôme du thé à la menthe, le fumet des œufs sur le plat frits dans l’écume de beurre. Il respira un grand coup pour mieux savourer l’instant. Malgré toute son horreur, cette amnésie provisoire avait tout de même du bon : elle lui permettait de renouer directement avec son enfance en passant outre les idées noires, les angoisses et les appréhensions qui encombraient ordinairement son esprit… »
Nadia Agsous
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