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Le Cafard, Ian McEwan (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier le 20.10.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Iles britanniques, Roman, Gallimard

Le Cafard, Ian McEwan, Gallimard, mai 2020, trad. anglais, France Camus-Pichon, 154 pages, 16 €

Le Cafard, Ian McEwan (par Gilles Banderier)

Les cafards dorment-ils ? On suppose que oui, même si on avoue ne s’être jamais posé la question. Quoi qu’il en soit, un cafard s’est réveillé un beau matin dans un corps qui n’était pas le sien, un corps immense, dépourvu de carapace, mais avec une tête volumineuse, sans antennes, et (seulement) deux paires de membres. De surcroît, si ce corps n’était pas le sien, ce n’était pas non plus celui d’un quidam. C’était le corps du Premier Ministre anglais.

Cette histoire de cafard rappellera quelque chose au moins érudit des lecteurs. Ian McEwan le sait et il convoque également les mânes de Swift, maître en satire et en misanthropie. Le Cafard ressuscite deux genres anciens : le roman à clefs et le roman à thèse. Le roman à clefs procure toujours au lecteur un plaisir spécial, fait de connivence, même si – comme ici – les clefs sont plutôt grosses. Jim Sams (le cafard) est bien entendu Boris Johnson (à l’état-civil Alexander Boris de Pfeffel Johnson), ce pur produit de l’élite britannique, lettré et polyglotte, devenu le porte-parole d’un vif (res)sentiment anti-élitaire ; exactement comme Donald J. Trump, l’énergique milliardaire new-yorkais. Dans Le Cafard, ce dernier correspond évidemment à Archie Tupper, le président des États-Unis, qui commence sa journée par écrire des tweets depuis son lit. Ceux qui connaissent les méandres de la vie politique anglaise ne manqueront sans doute pas d’observer d’autres correspondances.

La thèse est à peine moins grosse que les clefs, d’autant plus que McEwan prend soin de l’exposer dans sa préface, au cas où nous n’aurions pas compris. Il s’agit d’un roman militant, anti-Brexit. Le roman (une forme esthétique et, potentiellement, une œuvre d’art) constitue-t-il le genre littéraire le mieux choisi pour prendre position sur un sujet dont la portée est avant tout économique et politique ? Ce n’est pas certain. Ian McEwan est trop subtil pour construire un roman sur quelque chose d’aussi peu excitant que les discussions, les menaces, les marchandages qui eussent fait honte à un vendeur de souk et les prophéties d’apocalypse… qui précédèrent, accompagnèrent et suivirent le référendum du 23 juin 2016. Il imagine une idéologie tellement farfelue qu’on s’étonne que, dans un monde qui ayant inventé le communisme, personne ne l’ait encore proposée : le réversalisme, consistant à inverser les flux économiques (le salarié paie son employeur, le propriétaire verse de l’argent à son locataire…). L’économie a beau ne pas être une science exacte (contrairement à ce que prétendent avec véhémence les économistes), il y a des limites à l’absurdité. Jim Sams est d’abord un adversaire, puis un partisan tiède, et enfin un héraut du réversalisme. Dans l’intervalle s’est produite sa métamorphose et il découvre assez vite qu’à peu près tout son gouvernement se compose d’anciens cafards. On comprend que la prédilection de ces insectes pour le réversalisme (i.e. le Brexit) est liée au fait que celui-ci appauvrira le pays et les autorisera à se multiplier plus librement. Les cafards affectionnent les milieux miséreux et le Brexit ne manquera pas de plonger la contrée dans la misère. Il faudrait demander aux cafards grecs, dont le pays a été saigné à blanc par l’Europe en général et l’Allemagne en particulier, leur avis sur la question. Le roman de McEwan tombe dans un discours moralisateur, qu’un Jonathan Coe avait su éviter ave Le Cœur de l’Angleterre.

Écrire ce genre de roman, avec la conviction péremptoire d’avoir raison, évite de se demander pourquoi, si l’Union européenne est le paradis qu’elle prétend être, tant de peuples veulent la quitter dès qu’une occasion se présente (un référendum de ce type donnerait en France ou en Italie des résultats identiques). Après tout, bien des gens s’étonnaient qu’on voulût quitter les paradis communistes d’Europe de l’Est et d’Asie (entre les deux Corées, les évasions se font toujours du Nord vers le Sud).

Les esprits rochons diront que si le Royaume-Uni, avec ses landes sinistres et battues par les vents, son fog, son smog, sa pluie froide, sa bière tiède, ses enclaves islamistes, sa famille royale, ses lacs remplis de monstres et ses prisonniers irlandais qu’on laissa crever de faim, assume son destin insulaire et abandonne l’Union européenne, peu importe à l’Europe continentale. Cela étant, seule une démocratie authentique pouvait respecter (même si ce fut visiblement difficile) un résultat électoral qui allait dans le sens contraire des intérêts de la grande finance. Mais il suffit de se rendre en Suisse pour constater que le fait de ne pas appartenir à l’Union européenne ne signifie pas le chaos, la pauvreté, la famine, les nuages de sauterelles ou l’invasion des cafards. Ce que le Royaume-Uni a voulu abandonner, c’est une construction artificielle dont les dirigeants ne sont pas élus, mais se cooptent entre eux (des personnalités qui, en général, ont échoué à construire une carrière politique dans leur pays natal), un nabot géopolitique, incapable de se faire entendre, un syndic de faillite accompagnant la sortie de l’Histoire et la transformation de l’Europe en musée à ciel ouvert pour les touristes extrême-orientaux. Comme l’écrit Michel Onfray : « refuser l’Europe libérale parce qu’elle est libérale, et pour cette seule raison, ne range pas dans le camp des opposants à l’Europe, mais dans celui des réfractaires au libéralisme ». On ne sait pas si le déclin de l’Europe, épuisée par deux guerres mondiales, est réversible, mais l’Union européenne n’aura pas fait grand-chose pour le ralentir.

 

Gilles Banderier

 

Né en 1948, Ian McEwan est l’un des écrivains anglais les plus doués de sa génération. Il est l’auteur d’une dizaine de romans parmi lesquels L’Enfant volé (Prix Femina étranger 1993), ExpiationSur la plage de ChesilL’Intérêt de l’enfant, et Une Machine comme moi.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).