Le Bosco Kerpalud, Luc Corlouër
Le Bosco Kerpalud, octobre 2015, 250 pages, 19 €
Ecrivain(s): Luc Corlouër Edition: Ramsay
C’est l’histoire d’une vie, ce sont aussi des histoires de vies, c’est le récit d’hommes et de femmes qui endurent les fracas du temps, les fracas de l’Histoire avec force, courage et détermination.
Si vous souhaitez vous engager dans une aventure en haute mer, si vous souhaitez embarquer sur un paquebot de commerce, alors, larguez les amarres de votre quotidien, plongez dans le dernier roman de Luc Corlouër, Le Bosco de Kerpalud paru en 2015 aux éditions Ramsay. Vous en sortirez différents.
Ce récit est une aventure tirée de faits réels. À travers l’équipée d’une existence, celle d’un Breton né à la fin du XIXe siècle, nous abordons la trajectoire de maints marins de l’époque qui ont dédié leur vie à la mer. Ils n’avaient pas le choix. C’était leur destin, c’était aussi un appel car la mer est une amante fascinante.
Le héros de ce roman, Joseph Tallec, commence comme gravier. « Gravier », un nom étrange qui évoque les détritus des chemins caillouteux. Ces jeunes gens sont effectivement des cailloux déposés sur un chemin semé d’embûches. Ils servent à l’échelon le plus bas de l’échelle des marins. Ils partent très jeunes de leur village pour traverser les mers sur des morutiers et aboutir sur une île du bout du monde, L’Ile aux Chiens, une annexe du port de Saint-Pierre dans l’archipel de Saint-Pierre et Miquelon, tels des « Vendredis », totalement isolés de leur contrée d’origine. Ils sont démunis, exploités, opprimés. Leur tâche essentielle est de gratter et de retourner les morues exposées sur la plage pour le séchage. Leur seule alternative est juste de survivre aux horaires infernaux, aux couchages précaires, aux brimades incessantes des petits chefs, aux rixes entre bandes rivales, aux maladies et aux éléments déchaînés.
Joseph Tallec est un réfractaire, soucieux de justice. Il résiste aux brimades et défend les plus faibles. Il va payer cher son audace. Après un affrontement mortel avec son sous-chef, il réussira à s’évader de l’île à bord d’un paquebot où il embarquera en passager clandestin. Il réussira à atteindre Québec où il sera rattrapé par la gendarmerie et ramené au pays. Il sait qu’il risque la condamnation à mort. A l’issue de son procès, il aura l’obligation d’engagement de cinq ans dans la marine militaire. Peu à peu, sa rigueur, son amour infaillible de la mer lui permettront d’acquérir des galons.
Durant sa vie, il connaîtra des déboires, des avaries, mais aussi des amitiés viriles et un amour discret mais assuré. Comme toutes les femmes de marins, sa femme sait qu’elle vivra dans la solitude, la foi et l’attente inquiète.
Il effectue plusieurs traversées commerciales vers Dakar et gravit tous les échelons de la hiérarchie marine jusqu’à devenir un bosco, puis, « un maître d’équipage ». « Il est particulièrement touché de la nomination. Lui, l’ancien gravier de Terre-Neuve, l’engagé par autorité, le petit matelot de Kerpalud, se retrouve “maître d’équipage”, “bosco” sur L’Afrique, l’un des plus beaux paquebots des Chargeurs. Il est ému, il remercie son commandant et l’administrateur de la marque de confiance qu’ils lui témoignent. Ce bel homme d’à peine quarante ans, d’une taille d’au moins un mètre soixante dix, a revêtu sa belle tenue de maître d’équipage surmontée de trois galons d’or ainsi que la barrette de la Médaille militaire, la casquette d’officier marinier lui confère une belle allure… L’environnement dangereux et surtout la présence constante des sous-marins prédateurs autour du paquebot lui attribuent une aura particulière… Sa femme est très fière d’être à son bras. Il ne sait pas que cette responsabilité sera un jour écrasante ».
Le 12 janvier 1920, le paquebot Afrique sombre au large de l’île de Ré avec ses 570 passagers. Mais, après l’hécatombe de la Grande Guerre, cette catastrophe maritime sombre dans le silence.
Sur sa route, Joseph Tallec rencontrera deux femmes amies, inséparables, ordinaires déterminées et altruistes, qui désirent dédier leur vie à soulager des humains et à en sauver d’autres sans réussir à se sauver elles-mêmes.
Malgré son amour inconditionnel de la mer, son existence sera difficile, il connaîtra encore bien des malheurs. Chargée d’écueils, elle se déploie comme une épopée et se clôt en tragédie.
L’auteur, Luc Corlouër est un passionné de la Bretagne, un passionné de la marine, des marins et de la mer. Il en connaît tous les termes et nous les offre en cadeau. Nous quittons son roman riche de tout un lexique rigoureux. On pourrait alors qualifier Le Bosco de Kerpalud de roman réaliste puisqu’il nous permet de découvrir un monde particulier, la vie sociale, politique d’une époque, celle de la première guerre mondiale, ses drames et ses suites qui bouleversent un monde figé depuis des siècles, la vie quotidienne d’une région, ses règles et ses valeurs, ses rivalités et ses liens ancestraux.
Mais l’auteur, en chef d’orchestre averti, varie les registres en jouant de tous les instruments que lui offrent la langue. Son roman nous laisse entendre une véritable symphonie dont il module la mélodie. Sa partition joue de toute la palette des effets sonores. Il nous engage sur le chemin de l’épique, du tragique, du lyrique, du didactique, du pathétique, touchant même parfois au fantastique. Il fait battre nos cœurs aux sons des cordes, des vents et des percussions entre fracas infernaux et silences assourdissants.
« … le paquebot était une vraie ville, on y avait tout connu ; des vols, des rixes, des meurtres inexpliqués, mais aussi des accouchements et des demandes en mariage. Et les fortunes de mer avaient aussi secoué bien des fois la coque de l’Afrique : tempêtes, ouragans, lames énormes sans compter les abordages comme celui du Capricorne ».
Ce roman nous donne à lire une vie âpre, dans un lieu rude et souvent hostile, où chacun, du plus humble au plus galonné, doit se confronter aux vents en rafale, lutter contre les éléments imprévisibles parfois déchaînés, à la violence des évènements, une vie construite sur des défaites et des victoires, une vie où la panique côtoie l’assurance, où la pudeur et la retenue sont de mise car on ne peut pas se permettre d’exprimer ses sentiments. Cela n’exclut pas des instants de tendresse et l’amitié. Une vie où l’on ne peut s’en sortir sans la force de la solidarité.
À travers le destin d’un homme, d’un monde spécifique, celui des marins de haute mer, c’est toute une galerie d’humains dont nous sommes témoins avec ses riches et ses pauvres, ses laborieux et ses exploiteurs, ses victimes et ses héros anonymes durant une sale guerre et dans les suites de celle-ci.
En fait, ce roman ne peut-il se comprendre aussi comme une métaphore de toute existence ? L’histoire de chacun n’est-il pas un combat de soi contre soi, une lutte incessante entre les crêtes et les creux de la houle de chaque jour, où nous dérivons entre acceptation et révolte, entre résignation et résistance, entre avarie et petits bonheurs, entre rivalité et amitié ? Ne s’agit-il pas, parmi tous les aléas de certains épisodes, d’avoir la force de garder le cap, malgré les avaries inévitables et de ne pas s’abandonner à la fatalité ? Et si, pour résister aux accros qui ne nous sont pas épargnés, nous avions l’obligation de nous appuyer sur la force de la collectivité ?
En fait le roman Le Bosco de Kerpalud est une admirable leçon de courage et d’audace qui s’adresse au plus intime de chacun de nous.
Pierrette Epsztein
- Vu : 3871