Le Bois, Jeroen Brouwers (par Charles Duttine)
Le Bois, Jeroen Brouwers, octobre 2020, trad. néerlandais Bertrand Abraham, 352 pages, 22 €
Edition: Gallimard
Du ressentiment au couvent
Il faut imaginer un lieu au nord de l’Europe, une région au parler rugueux, à l’atmosphère brumeuse ou neigeuse. Il faut imaginer encore un lieu quelque peu perdu, une petite ville minière, tout près de la frontière allemande dans le Limbourg, province catholique dans la Hollande protestante. Il faut imaginer également une époque, celle des années 50, au sortir de la guerre, engoncée dans ses conventions, son conformisme et ses préjugés. Et dans ce cadre spatio-temporel, il faut enfin imaginer un pensionnat de garçons, tenu par des franciscains, un ordre monacal qu’on appelle des « frères mineurs » ou encore un « ordre mendiant ».
A tous ceux qui ont connu l’expérience du réfectoire, des salles d’études ou du dortoir en internat ou la promiscuité d’une chambrée, ce livre de Jeroen Brouwers rappellera quelques souvenirs, bons ou mauvais, traumatiques peut-être. Des récits de collège abondent dans la littérature (Musil, Vallès, Montherlant, pour les classiques), à croire que ces lieux de confinement accentuent les tensions humaines et exacerbent désirs et passions, mais ce récit du romancier hollandais dénote particulièrement par la noirceur du ton.
On y suit le parcours du frère Bonaventura qui assure les fonctions de surveillant. Son monologue intérieur, fil conducteur du récit, passe du coq à l’âne en se jouant de la chronologie et saute gaillardement d’un épisode à un autre. Bonaventura raconte son parcours hésitant qui l’a conduit à devenir moine, un cheminement quelque peu hébété où il a perdu petit à petit son libre-arbitre. Il rapporte encore des scènes d’internat et livre les descriptions de ses « frères » dont beaucoup connaissent, c’est le moins que l’on puisse dire, une fêlure ou une étrangeté. Le nom civil est abandonné quand on épouse l’ordre franciscain sur le modèle de Saint François d’Assise. On y découvre Laurentius l’économe, Domitianus le concierge, Hyacintus l’ancien directeur devenu simple bedeau, frère Johannes Vianney l’infirmier, nommé par les élèves Bouboule, qui n’a aucune compétence médicale particulière, et enfin Mansuetus le directeur surnommé le Sanglier et qui porte bien ce nom pour son aspect rugueux et brutal.
L’ordinaire de tout cet aréopage est d’éduquer de jeunes adolescents, leur transmettre des valeurs morales et les préparer à une vie droite. Voilà pour l’apparence. Et chez les frères, leur vie est guidée par de grands préceptes, « pauvreté », « obéissance » et « chasteté ». « Nous menons, raconte Bonaventura, à l’écart du monde extérieur, une vie de mortification, sans pensées qui nous soient propres et a fortiori sans vues ou idées personnelles, que nous devons rejeter comme autant de vanités ». Une « négation de soi » dirait Nietzsche, des frustrations, des privations et immanquablement, un « ressentiment » à l’œuvre.
Derrière cette façade affichée se cache un monde de violence ; la surveillance y est continue (les courriers reçus par les élèves ou les moines sont lus et censurés par le Directeur) ; la délation reste courante (le moindre écart chez les moines est signalé par un autre « frère »), la brutalité est de mise (le Directeur ressent un malin plaisir à infliger des punitions corporelles aux élèves récalcitrants avec un manche de balayette, le « bois » qui tient de l’archet ou du fouet), enfin et c’est le sujet principal de ce livre dense, il y a les désirs qui courent tortueusement et secrètement.
Après un épisode nocturne où Bonaventura recherche un élève qui s’est éclipsé de son dortoir, il surprend le Directeur Mansuetus dans une situation pour le moins gênante. Et le narrateur va poursuivre une quête qui lui révèle toute l’ampleur du mal qui gangrène cette communauté. La pédophilie y est quasi généralisée. Hyacintus, dans la sacristie, « tripote les jeunes servants dans la sacristie, aplatit comme il faut leurs cheveux en les imprégnant de sa propre salive et leur caresse les joues ». Bouboule, l’infirmier, à chaque élève venant pour un petit bobo, impose systématiquement une visite médicale complète, nu, en s’intéressant à ce qu’il a de plus intime. Laurentius, l’économe, aime faire asseoir les jeunes garçons sur ses genoux « qu’il caresse et pétrit jusqu’à se procurer un orgasme ». Et puis, il y a le cas du Directeur, Mansuetus, dont on laissera le lecteur découvrir toute l’ampleur de la perversion. Bonaventura finira par quitter cet enfer grâce à la rencontre d’une jeune femme qui l’éveille à la sensualité et ce qui va de pair, lui fait redécouvrir le sens du mot liberté.
Le grand mérite du livre est de nous décrire une communauté d’un autre âge et de pointer du doigt la nécrose d’un monde. Devant cet univers quasi concentrationnaire (les références au nazisme sont omniprésentes), on connaît toutes sortes de sentiments, dépit et amertume face à cette impunité généralisée, compassion devant les victimes de cette violence diffuse, révolte à l’égard de ces adultes qui abusent de leur pouvoir, étonnement devant les parents de cette époque-là qui acceptent cette discipline et restent sourds à toute protestation de leur progéniture.
La lecture de cet ouvrage a été pour nous prenante même si, sur les trois-cent-cinquante pages du livre, il faut le reconnaître, le récit s’essouffle parfois quelque peu.
A noter la belle traduction de Bertrand Abraham, au ton juste, à la langue fluide et littéraire, ainsi que parfaitement documentée avec des notes éclairantes.
Charles Duttine
Jeroen Brouwers, né en 1940 à Batavia (actuelle Jakarta), capitale des anciennes Indes néerlandaises, compte aujourd’hui parmi les écrivains les plus importants des Pays-Bas. Il a reçu le Prix Bookspot, considéré comme l’un des plus prestigieux prix littéraires néerlandais, pour Le Bois, en 2015.
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