Le Bois de la nuit, Djuna Barnes (par Léon-Marc Levy)
Ecrit par Léon-Marc Levy 17.01.23 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, USA, Seuil
Le Bois de la nuit (Nightwood, 1936), Djuna Barnes, Editions du Seuil, 2014, trad. américain, Pierre Leyris, 203 pages, 18 €
Edition: Seuil
Djuna Barnes est américaine. Il est important de le rappeler d’entrée, tant sa prose, d’une beauté suffocante et d’une profonde poésie, et son approche des portraits, évoquent le style des grands romanciers et poètes anglais de l’époque élisabéthaine. Djuna est imprégnée aussi de littérature et de culture françaises et elle s’installe à Paris en 1920 : la dimension autobiographique de ce roman apparaît d’autant plus que c’est dans cette ville qu’il se déroule principalement.
Dans sa préface de 1937, T. S. Eliot dit que « seules les sensibilités exercées à la poésie pourront l’apprécier tout à fait ». Et il est difficile de prétendre le contraire. Tout l’art subtil et malin de ce roman est dans la langue, le style, les syncopes, le rythme. Les images utilisées font parfois sursauter, visiblement empruntées à l’art baroque ou au style de Shakespeare : Robine Vote, l’héroïne qui emprunte beaucoup à Djuna Barnes, est décrite comme « la vision d’un élan s’en venant dans une allée d’arbres, enguirlandé de fleurs d’oranger et d’un voile nuptial, un sabot levé dans l’économie et la crainte ».
Rien n’est attendu dans l’écriture de Barnes, elle inscrit l’étonnement, la surprise, l’insolite comme des constantes énonciatives et stylistiques, entretenant ainsi une attention tendue du lecteur, une obligation de coller au sens et à ses nuances. Il faut y ajouter un goût permanent du paradoxe qui crée des associations, dans une même phrase entre des éléments apparemment contradictoires et ajoute ainsi aux effets d’étonnement du lecteur. Djuna Barnes cultive avec délectation cet assemblage de différences pour en faire des personnages étonnants, des portraits insolites.
A cause de cela Félix trouvait sa présence pénible et toutefois un bonheur. Penser à elle, l’évoquer était un acte extrême de la volonté ; se souvenir d’elle une fois qu’elle était partie, cependant, était aussi aisé que se remémorer une sensation de beauté sans ses détails. Quand elle souriait le sourire n’était que des lèvres et un peu amer : elle avait le visage d’une incurable qui, pourtant, n’eût pas encore été atteinte par sa maladie.
« Toutefois », « cependant », « pourtant », le champ lexical de la concession tresse un fil narratif constamment chamarré, en micro-collisions permanentes, qui donne au lecteur un profond sentiment d’étrangeté, aux limites de la trame onirique.
La prose de Djuna Barnes est unique, frappée d’une identité puissante. Elle se situe entre deux territoires a priori éloignés : la poésie et la langue des humains au jour le jour. Il y a poésie, c’est incontestable, mais une poésie d’une simplicité telle qu’elle ressemble à s’y méprendre à un langage spontané, non travaillé. Et cette prose, mise au service d’une énergie stupéfiante, fait naître un univers étrange et familier qui séduit totalement, en particulier les lecteurs de poésie habitués aux nuances et aux équivoques, aux zeugmes et aux oxymores.
Il y a quelque chose de Shakespeare dans la tragédie qui constitue ce roman.
D’abord dans l’exacerbation des sentiments, des personnages, des situations. Nous sommes là dans une histoire baroque, faite de bruit et de fureur, agie par des femmes (surtout) et des hommes qui semblent tout droit sortis d’une tragédie élisabéthaine. Robine Volte l’exaltée, figure centrale du roman, est un condensé des femmes les plus étranges et les plus improbables de la faune des tragédies et des comédies du barde de Stratford. Mais ce ne sont pas seulement les femmes, même si elles occupent le devant de la scène de ce roman. Félix et son père, des Juifs qui portent la honte de soi comme un talith, ressemblent étrangement au Juif du marchand de Venise et le portrait de Félix est troublant de similitude.
Ce qui avait formé Félix depuis la date de sa naissance jusqu’à la trentaine était inconnu du monde car le pas du Juif errant se retrouve en chaque fils. En quelque endroit et en quelque temps qu’on le rencontre, on le sent venu de quelque lieu – peu importe lequel – de quelque pays qu’il a dévoré plutôt qu’il n’y a résidé, de quelque terre inconnue qui l’a nourri mais qu’il ne peut recevoir en héritage, car le Juif semble partout n’être de nulle part.
Les amours féminines occupent la trame de ce roman : exaltées, outrancières, flamboyantes, elles sont, sous la plume de Djuna Barnes, comme un incendie des sens et des âmes. Robine Vote est une tornade qui emporte dans son sillage les femmes brûlées par son amour. Barnes s’incarne en elle : elle a connu des amours tumultueuses, des ruptures retentissantes, une vie sentimentale de bruit et de fureur. Robine se jette à corps et âme perdus dans la passion et s’en retire quelque temps plus tard – sans raison identifiable hors son exaltation – avec autant de fougue, laissant ses amours (ses proies ?) exsangues et sombres. C’est la Nora du roman qui est la plus malheureuse victime de cet incendie fait femme, celle avec qui la relation amoureuse est la plus violente, la plus douloureuse. Au point que, quelque temps après la rupture définitive, elle puisse dire : C’est étonnant n’est-ce pas, que je sois plus heureuse maintenant que je suis seule, sans elle, parce que, quand elle était avec moi dans cette maison, j’avais à épier son désir de partir et pourtant de rester. Combien de notre vie mettons-nous dans une vie afin de pouvoir être damnés ? Puis elle revenait, trébuchant de nouveau dans la maison, guettant un pas dans la cour, une façon de partir et de ne pas partir, essayant d’absorber par l’intensité de son ouïe tout son qui aurait éveillé mes soupçons, espérant néanmoins que je me briserais infailliblement le cœur ; elle avait besoin de cette certitude-là.
De bout en bout, Djuna Barnes nous abîme dans une incertitude radicale, l’impossibilité de « juger » Robine, de la situer dans l’échelle du bien et du mal. Robine, prédatrice impitoyable ou figure de femme libre accédant à la modernité, avec les blessures et les souffrances qui en découlent ?
Roman de l’ardeur, peuplé de femmes ardentes, écrit dans un style de feu, Le Bois de la nuit est une grande œuvre d’une plume américaine qui reste sous-estimée encore.
N.B. : La préface de l’édition du Seuil est signée du grand T. S. Eliot. Elle montre que l’on peut être un grand poète et un piètre critique. Eliot semble n’avoir pas compris grand-chose à ce roman en déplaçant son centre d’intérêt sur un personnage falot (le docteur) et artificiel au détriment de l’inoubliable héroïne, Robine Vote.
Léon-Marc Levy
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Agrégé de Lettres Modernes
Maître en philosophie
Auteur de "USA 1" aux éditions de Londres
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