Le Bestiaire III, de Marcel Broodthaers (par Yasmina Mahdi)
Le Bestiaire III, de Marcel Broodthaers, Poèmes, 1960-63, L’Atelier contemporain, Écrits d’artistes, mars 2024, 208 pages, 30 €
Edition: L'Atelier Contemporain« Le signifiant se produisant au champ de l’Autre fait surgir le sujet de sa signification. Mais il ne fonctionne comme signifiant qu’à réduire le sujet en instance à n’être plus qu’un signifiant, à le pétrifier du même mouvement où il l’appelle à fonctionner, à parler, comme sujet »
(Lacan, Séminaire 11, pages 188-189).
Traité sur les animaux
Marcel Broodthaers est un artiste reconnu (né le 28 janvier 1924 à Bruxelles et décédé le 28 janvier 1976 à Cologne), aux œuvres transgressives et oniriques, dont les célèbres Moules. Compactés dans plusieurs pièces, les lamellibranches, groupés de façon compacte – voir la Grande casserole de moules et Chaudron (1966-68) –, forment un objet détourné de ses fonctions premières, dans la lignée de Marcel Duchamp et également du surréalisme de René Magritte. Cela dit, cette nouvelle édition posthume du Bestiaire provient d’un premier choix argumenté de Jean Daive en 1985 (revuiste, journaliste et producteur de Peinture fraîche sur France Culture) et de Maria Gilissen-Broodthaers (présidente de la Fondation Marcel Broodthaers).
La production poétique de Broodthaers reste plus confidentielle et il est important de la (re)découvrir. La série de poèmes du Bestiaire III a été écrite puis dactylographiée « sur une petite machine à écrire portable ». Ainsi, la poésie devient matière sculpturale quand Marcel Broodthaers insère dans un bloc de plâtre un paquet de cinquante exemplaires d’un recueil d’invendus, le Pense-Bête (1963), livres qui, au lieu de finir au pilon, constituent une œuvre unique. Néanmoins, l’artiste constate avec un peu d’amertume : « Aucun n’eut la curiosité du texte, ignorant s’il s’agissait de l’enterrement d’une prose, de tristesse ou de plaisir. Aucun ne s’est ému de l’interdit ». D’où la fracture parfois malheureuse entre écriture, savoir et fabrication brute des arts plastiques. Par ailleurs, Jean Daive mentionne le raturage des vers libres de Broodthaers, où « la rature entre dans un système de réajustements de l’observation (…) qui devient la ligne (la raie) qui annonce la barre noire ». La partie qui représente le sujet dans l’ordre symbolique (« le sujet de signifiant ») est le sujet barré. La partie qui reste dans le réel (« le sujet du signifié ») est l’être du sujet : Lacan appelle ce reste réel l’objet petit a. Pour M. B., s’agit-il de la division du plasticien et du poète ?
Cent trente-quatre poèmes dont certains très courts sont réunis en un abécédaire. Sous un climat industriel où « il neigeait de la neige noire », le plasticien-poète parfois affublé d’oreilles d’âne ou de lièvre, écrit comme il dessine, à l’encre noire, tachant, rayant, biffant. Des homonymies troublent le sens des textes, d’autres prennent leur source auprès de charades enfantines, superposant des rêves, des animaux, des objets, des personnages clés dérivés des contes et des fables. Quelques poèmes offrent à lire des rituels précis, ceux de l’alcool, du Baptême et des références bibliques. Il y a des envolées lyriques rappelant des jeux de mots rabelaisiens et les inventions langagières de Lewis Carroll : « Une, deux – One two – Ein zwei. Il a cinq cents pattes au côté gauche. Il en a cinq cent et une du côté droit. Il boîte. C’est un mille pattes anormal ». M. B. se livre à une réinterprétation des Fables de Jean de La Fontaine dont la morale et les situations l’ont marqué, par exemple avec la grenouille (le batracien) et le bœuf (mammifère écorché de Rembrandt) – deux animaux que l’on dépèce et qui servent de nourriture… Des paronomases mêlent des animaux très différents mais greffés les uns aux autres.
Le Bestiaire III est une sorte d’expérience, exposant une littérature qui ne s’assoupit pas sur une forme convenue mais qui remet en cause la narration ou la compréhension facile ; littérature qui ne ronronne pas car, de chaque vers, Broodthaers fait une expérience ; « dans la proximité de pensée de René Magritte qui très tôt lui donne Le Coup de dés de Stéphane Mallarmé, lecteur de Charles Baudelaire, lecteur de Jacques Lacan », nous dit Jean Daive. Ici, l’osmose avec le surréalisme est prégnante : « Bêtes invisibles mangées / par la facette de la nuit / les crapauds se dévorent / au cœur des gros diamants (…) Des morceaux de terre tombent du ciel parapluie / ouvert sur ma table ». Des expressions retransmettent une époque donnée, comme « la T.S.F., (les) pots de chambre, les télégrammes, les nigauds », etc.
Les textes sont émaillés de déclarations personnelles, comme « Avec ce qui me reste d’humain, j’ai décidé de ne faire que de la peinture » – fausse allégation car M. B. demeure un écrivain, d’où la fameuse césure du mot barré… Au sein de cet univers poétique singulier, des phrases manuscrites à la plume, raturées, rayées, parfois inachevées, des coquilles, des répétitions, des récurrences de mots-valises avoisinent des croquis. Les chiffres et les lettres y ont de l’importance. Marcel Broodthaers crée une cosmogonie : « Tout est œuf. Le monde est œuf. Le monde est né du grand jaune, le soleil. Notre mère la lune est écailleuse. En écailles d’œufs pilés, la lune. En poussière d’œufs, les étoiles. Tout, œufs morts. Et Perdu, l’homme ». Les coquilles d’œufs sont aussi des éléments de l’œuvre de M. B. avec, entre autres, la pièce Miroir avec coquilles d’œufs.
Ce recueil peut se lire comme une scansion à la rythmique composée d’énumérations alliant bestiaire fabuleux et animaux familiers, où l’agneau bêle, le chien hurle, et où l’artiste jase et cause à la manière d’un perroquet car « Le perroquet parle une langue sauvage ».
Yasmina Mahdi
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