La fiancée des corbeaux, René Frégni (par Matthieu Gosztola)
La fiancée des corbeaux, Gallimard, février 2011, 15 euros.
Ecrivain(s): René Frégni Edition: GallimardRené Frégni nous offre son journal. On pourrait penser qu’écrire sur la quotidienneté ne présenterait que peu d’occasions d’envolées vers la lumière, par le style, et la qualité du regard posé sur les choses, mais c’est tout le contraire.
Ecrire sur la quotidienneté se révèle l’occasion d’un voyage. Un voyage à jamais commencé dans la blancheur de l’appartement, dans la solitude, et à jamais continué dans la blancheur de l’appartement. Un voyage sur place. Mais un voyage qui fait se mêler le présent tissé d’impalpable et de gestes souvent infimes, dérisoires, répétés, sans poésie évidente, et la mémoire, plurielle, tout à la fois enracinée dans le vécu et dans les lectures, mémoire mettant en somme sur le même plan les êtres rencontrés dans la vie ou sur le papier, car c’est ça aussi la magie de la littérature, ouvrir encore un peu plus grand les portes de nos vies pour accueillir le plus possible de monde, des gens avec leurs destins singuliers, leurs secrets à raconter, fussent-elles des créatures de papier.
Aussi, écrire, quand ce geste prend appui sur la mémoire comme sur un trampoline, ça devient toujours un voyage. « Je voyage à travers l’or des jours et les ombres de la mémoire vers des rivages inconnus. Je poursuis le grand voyage immobile dans le silence de mon appartement, entre les déserts violets de lavande et toutes les silhouettes que j’ai dû croiser un jour dans les pays que j’ai traversés et les livres que j’ai lus, qui sont en moi comme des villes vibrantes de peur, de désir et de lumière ».
Ce voyage, René Frégni nous le donne à voir, à ressentir, dans ses moindres recoins, dans ses moindres moments, en décrivant la qualité particulière du silence, de la solitude au sein de laquelle il déplie les gestes qui fondent une vie, les gestes les plus simples, ceux qu’il doit effectuer, et ceux qu’il aime, grâce auxquels il se sent bien, et qu’il nous fait partager en même temps qu’il nous les rend proches, instaurant entre lui et nous une intimité qui est due à la spontanéité incroyable et lumineuse (car sans artifices, sans tics de langage) avec laquelle il se montre, nu, face à nous. Totalement déshabillé grâce au vêtement des mots. Dans la plus franche et incroyable nudité, ce qui est du reste, sans doute, l’objet principal de toute entreprise diariste.
Cette nudité est toujours synonyme de pauvreté, mais de pauvreté essentielle, c’est-à-dire de ce qui se rapproche le plus de l’être, lorsque tous les vêtements ont été ôtés. « J’aime la blancheur de mon cahier, l’odeur du café dans un bol rouge et la lumière des saisons qui glisse derrière mes vitres comme si l’homme n’avait rien dérangé ». Et l’auteur de peupler cette blancheur avec la forme des mots.
Ces mots, ils servent ainsi, chaque jour, à décrire – surtout – des silhouettes autres que soi-même, comme ses voisins, dont il note scrupuleusement les agissements, de fragiles silhouettes qu’il rend moins ténues, par son propos mais aussi par son style qui porte sur les menus gestes qu’il relate, un éclairage faisant affleurer leur humanité.
Mais, ce faisant, alors que l’auteur fait défiler sous nos yeux, dans la lumière de son style, le ballet du visible, du visible qui occupe (mieux, qui enchante) sa solitude, il cherche toujours à mieux comprendre sa propre humanité. « C’est sans doute cela être écrivain, observer les autres de plus en plus intensément afin de voir plus clair en soi ». Aussi s’agit-il toujours de revenir, en définitive, à soi (un soi qui ne peut être soi qu’en étant plongé dans le bain révélateur constitué par la présence d’autrui).
Les mots portent sur les êtres et les choses un éclairage, oui, car il s’agit bien de voir clair mais la mise au point n’en a jamais fini de se faire. « Chaque jour j’ouvre ce cahier, je prends mon stylo, je commence une histoire que je ne finis pas ». Ainsi les jours, dans leur répétition inexorable, donnent-ils toujours le sentiment du nouveau en même temps que celui de l’ancien et sont-ils toujours l’occasion de refaire ce que l’on a fait la veille, c’est-à-dire coucher des phrases dans la blancheur du cahier, sans parvenir tout à fait à faire se cristalliser sur le papier la vie même.
Mais c’est surtout que René Frégni n’a pas la volonté tenace de figer le visible, l’humain, dans une posture langagière qui en ferait soudain affleurer toute l’unicité. Il s’occupe à répéter chaque jour le geste d’écrire pour certes refaire inlassablement la même mise au point sur les êtres et les choses mais surtout pour être dans le bonheur de l’écriture. C’est-à-dire pour être pleinement dans le bonheur de la vie, tant l’un et l’autre sont pour l’auteur inextricablement liés. Dans le bonheur de ce geste qui consiste à pétrir les mots, comme s’il s’agissait de glaise. Dans le bonheur de cette présence qu’il s’approprie avec une qualité d’écoute qui confine à l’érotisme. « Les mots que je dessine, je les entends, je les vois, je les touche, les tords. Ils naissent et s’avancent sur la feuille comme un peuple vivant, un peuple de femmes et d’hommes bleus, souples et forts ». Car les mots, on peut les écouter, on peut les palper, et alors, ils deviennent véritablement des corps. Pour s’en rendre compte, il n’est, nous dit sans cesse en filigrane l’auteur, que de les écouter vraiment. De porter l’oreille au-dessus de leur petit corps mou, et d’attendre qu’ils se réveillent.
Mais écrire n’est jamais un acte solitaire. Chaque jour, écrire se mêle aux rencontres, écrire est relié à la vie, à la douceur, mais aussi à la dureté de la vie, souvent rejointes, comme dans une même phrase. « Ecrire quelques phrases chaque jour, regarder l’hiver par la fenêtre et surtout les yeux et les mains d’Isabelle. La morsure de l’hiver et la douceur d’Isabelle ». La dureté (la « morsure ») de la vie avec son lot de souffrances, comme la mort de Lili, à qui est dédié ce journal, Lili qui est parti planter des arbres dans les nuages, nous souffle l’auteur dans sa dédicace. Dans l’épisode relatant la mort de Lili, toute la force de l’auteur affleure. Car sa plus grande force est bien une force d’humanité. Il nous montre combien la tristesse, extrême comme ici, n’est jamais ce qui vient voiler son regard pour faire qu’il se porte en lui-même, voiler son regard pour l’empêcher de se porter tout entier sur l’autre, sur sa singularité, sur sa beauté, sur l’émotion qui émane de cette singularité, de cette beauté (même s’il s’agit toujours, comme on l’a dit, par ce biais, de se définir soi). Ainsi, dans un même élan presque, l’auteur passe de la tristesse non dite, mais colorant chaque mot d’un vernis un peu particulier, à la douceur pour autrui, pleine, entière, définitive. « Lili est mort d’épuisement à six heures trente ce matin. Pendant trois jours il s’est battu comme un forçat. Je suis venu souvent lui parler. Je crois qu’il ne m’a jamais entendu. Il luttait. Il luttait contre la mort comme il a lutté chaque jour pour la vie ». « [La doctoresse] m’a accompagné dans une chambre où l’on avait transporté Lili et m’a laissé seul avec lui. Le soleil levant inondait la pièce. J’ai à peine reconnu mon vieil ami. Il était gris. Ses oreilles et ses narines étaient bourrées de coton et ses mâchoires restaient serrées grâce à une bande nouée au-dessus de sa tête. En quelques heures il avait perdu ses couleurs, le bleu limpide de ses yeux, sa peau était plaquée sur les os de son crâne. Personne n’aurait reconnu le petit homme doré des collines ». « Le regard de cette jeune doctoresse était franc et doux. Elle m’a dit : “Il s’est éteint d’un œdème aigu du poumon. Je peux vous assurer qu’il n’a pas souffert”. Le visage de cette femme qui m’annonçait la mort droit dans les yeux était très beau, j’ai pensé qu’elle allait rendre beaucoup de gens heureux durant sa vie, sa vie qui commençait ». Toute l’entreprise de René Frégni est là : faire affleurer l’humanité des autres, et, ce faisant, faire affleurer sa propre humanité (la révéler en la comprenant vraiment). Et tout est prétexte à notations, car tout recèle de l’humain. Pleinement de l’humain. Tout ce que vit l’auteur est donc matière à écriture. « Certains écrivains dressent une muraille entre l’écriture et la vie, la réalité et les songes. J’écris quand je vis, je vis quand j’écris. Chaque mot ajoute un élan à mon geste, à mes pas. Chaque pas m’offre un mot ».
Matthieu Gosztola
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