Le 21 août 1944
Un photographe a dans son viseur le visage d’une vieille dame allemande aux cheveux blancs, très fins, aux yeux ardents. La photo en noir et blanc date de 1991. Je regarde la vieille dame, Inge Müller, en train de tenir dans ses mains maigres et déformées de vieilles photos, celles de sa vie.
L’été, il fait parfois très chaud à Berlin, capitale de la Grande Allemagne. Mais cette ville devient comme une station balnéaire avec ses plages et ses Strandkörbe qui sont de jolies cabanes d’osier, à l’intérieur si intime pour se cacher un peu du monde si gai qui court vers le lac aux eaux fraîches. Le dimanche, 21 août 1944, Berlin étouffe ses habitants. Une photo sans photographe, plus mystérieuse, met en scène deux jeunes femmes, presque deux adolescentes qui, après une course en vélo, ont rejoint la Havelchaussee, du côté de la Grande-Fenêtre, pour croire aux vacances, à la douce liberté dominicale. Exposer son corps au soleil, sentir sa légèreté dans l’eau quand toute l’Europe se meurt dans la guerre, n’est-ce pas nécessaire ?
Imaginons leur déjeuner sur l’herbe : elles boivent, rient, parlent un peu fort. Elles sont heureuses égoïstement. Un simple tapis d’herbe sous leurs pieds nus. Elles sentent l’humidité douce de la terre. La jeune fille de gauche, Hannah Stein, a les jambes légèrement écartées. Son amie, à droite, Inge Müller, elle a les pieds joints. Toutes deux regardent en direction de l’appareil dont le retardateur est le maître absent. Hannah vient de dire : « Regarde, ne bouge plus, sourions… ». Ses lèvres sont entr’ouvertes, elle parle. Inge obéit.
Hannah a les cheveux ondulés mais le noir et blanc de la photo m’empêche de les imaginer, bruns, châtain, roux peut-être. Le 21 août 1944 ; y avait-il un peu de vent à Berlin ? Une petite mèche de cheveux s’est soulevée au-dessus de la tête d’Hannah. Hannah, ton maillot de bain me semble bien démodé, empesé. Ton bras droit est replié ; tu fumes, tu fumes comme un homme, Hannah. Ton autre bras est collé contre ton corps. J’aperçois un bracelet-montre sobre à ton poignet. Inge porte des lunettes à la monture d’écaille et elle a choisi dans sa garde-robe une drôle de salopette courte avec des poches plaquées sur la poitrine. Inge est prognathe et ses cheveux tirés en arrière dégagent son front trop large. Les bras des deux jeunes femmes se frôlent mais leurs mains ne se prennent pas. Inge a une gourmette au poignet gauche. Elles sourient encore. C’est le 21 août 1944, à Berlin, c’est toujours la guerre et Le grand Reich commence à mourir.
Hannah s’est rhabillée avant de repartir en ville. Je regarde une autre photo. Juste avant. Hannah pose seule, Inge tient l’appareil, un Leica. En arrière-plan, l’herbe et les arbres des bords de la Havel. Hannah est devenue grave. Elle porte maintenant une chemisette de coton, un short clair retenu par une ceinture rayée. Mon regard s’attarde sur un curieux détail : Hannah a mis un nœud papillon, parure virile de cérémonie si inattendue à ce moment de la journée. Hannah tient à cet accessoire : il appartient au docteur Stein, son père, médecin berlinois chassé à jamais de sa ville. Hannah est la seule à habiter dans cette capitale assassine encore debout, vaniteuse, menteuse et bientôt ruineuse. Rien ne sera jamais plus pareil après cette belle journée d’oisiveté tendre, après ces moments passés sur les bords de la Havel. Fragilité du monde, dans la vibration du soleil. On entend pourtant encore le tapage des baigneurs, les éclaboussures de l’eau virevoltent mais quelque chose s’est cassé. Hannah a enfoui sa main gauche dans la poche de son short. Je distingue mieux la montre sur ce cliché. Elle porte aussi au majeur une bague que lui a offerte Inge lorsqu’elles se sont rencontrées. La photographie s’arrête au-dessus des genoux d’Hannah. La dernière photo de leur album ?
Dans Berlin, à la porte de l’appartement petit-bourgeois de Frau Müller et de ses enfants, un homme de la Gestapo attend. Les deux jeunes femmes ont enfourché leur vélo, l’air est moins chaud et il y a de la tristesse comme chaque fois que s’achève une journée de baignade. Elles ont des souvenirs en tête. Elles regarderont les photos en éclatant de rire. Elles montent déjà l’escalier. Au troisième étage, un inconnu leur bloque l’entrée de l’appartement :
« Hannah Stein, n’est-ce pas, désignant la jeune femme au nœud papillon, sans hésitation.
Non, non, c’est une erreur répond Inge en tremblant. C’est mon amie Lisbeth Braun.
Inutile de mentir ».
Il tient dans la main droite une photo d’Hannah, prise en 1941. C’est aussi l’été. Un beau jour d’été à Fridenau, sur le balcon d’un immeuble de la Bornstr. Décor d’une vie tranquille. Des pots de fleurs composent le fond végétal de la scène. La famille Stein vient prendre le soleil sur une chilienne et un gros fauteuil en rotin. Hannah est donc assise et lit. Elle lit le journal qui célèbre la puissance allemande. Elle porte une jolie robe à fleurs. Elle a épilé ses sourcils et les a redessinés au crayon, faisant de son visage un tableau à son goût. Elle n’a pas changé en trois ans. Qui a donné cette photo à cet homme ? Qui lui a appris qu’elle vivait désormais sous le même toit qu’Inge ? L’homme l’embarque, l’expatrie, l’extermine.
Inge, j’en suis certaine, regarde encore et toujours une dernière photo prise le 21 août 1944. Elles sont de profil, les nymphes de la Havel, Hannah l’embrasse sur la bouche et elle sent encore après toutes ces années, l’humidité délicieuse de la bouche, de la langue de sa fiancée juive.
A la mémoire de Felice Schragenheim
Marie DuCrest
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