Laissez parler les pierres, David Machado
Laissez parler les pierres (Deixem falar as pedras, 2011), Ed. de l’Aube, août 2014, traduit du portugais par Vincent Gorce, 320 pages, 19,90 €
Ecrivain(s): David Machado
Valdemar écrit. Il écrit les souvenirs de son grand-père. Valdemar est un adolescent qui supporte mal le lycée et qui est plein de désir envers sa seule amie, Alice, une jeune fille anorexique qui le trouve si cool. Entre un père vaguement présent, plus soucieux d’histoire et de sa collection de pièces, et une mère journaliste dont la carrière justifie bien des absences, l’adolescent va être pris par les souvenirs terribles que son grand-père lui livre entre deux « tele-novelas ».
Aujourd’hui, le grand-père, Nicolau Manuel, se sent bien peu chez lui, occupant le bureau de son fils, ne pouvant plus se déplacer sans fauteuil et devenu sourd il y a des années. Jadis, Nicolau était le chasseur le plus réputé de son village, promis à un mariage avec la délicieuse Graça… mais aux sombres années de la dictature son destin a basculé, accusé de complots, de crimes, d’agitation politique, il va connaître des années durant l’emprisonnement, la torture et l’arbitraire le plus absurde… c’est en tout cas ce qu’il raconte, ce que Valdemar écrit page après page.
Il a bel et bien disparu pour ceux qui le connaissaient, à commencer par Graça qui en épousera un autre, Amadeu Castelo, le tailleur qui avait préparé le costume de Nicolau pour son mariage. Mille fois Nicolau aurait dû mourir, mille fois il a survécu soutenu par le désir de retrouver Graça puis par celui de se venger du tailleur qui ne peut être innocent de ce qui lui est arrivé en ces années terribles où les dénonciations et les besoins de récits exemplaires valaient plus que toutes les preuves, que toutes les raisons, pour décider des destins.
Sans les mots, les histoires n’existent pas. Alors Valdemar écrit ces mots, pour faire justice à la vie et à l’histoire de Nicolau, le grand-père qu’il aurait pu ne jamais connaître et que son fils ne semble pas vouloir entendre. Cette histoire, il faut qu’elle existe et soit partagée, ou au moins entendue, reconnue.Parce que pour se battre pour une vie meilleure, il est impératif, au préalable, de se sentir possesseur d’une vie propre. Le récit d’une vie c’est comme les costumes que taillait Amadeu, bien coupés, ils tombent parfaitement et font bien plus qu’habiller : il donnent vie, jusqu’au dernier jour.
Comme un costume découpé dans du tissu sans forme, chacun existe et se construit au fil des récits qui s’assemblent, avec leur part d’ombres, de mensonges, d’incohérences, d’oublis et de brisures, de doutes et de secrets. La vie est-elle vraiment plus réelle que les récits que chacun en fait ? Au fil de ce roman, qui oscille parfois entre enquête policière, roman d’apprentissage et récit d’histoire, on ne sait plus trop. Il suffit de quelques lignes dans un journal pour que les limites entre la vie et la mort se troublent, et les mots, vrais ou faux, ont la force des récits de cicatrices écrits sur le corps du rescapé, ou du naufragé, qu’on ne laisse ni chasser, ni fumer… et qui ne sait plus que se fondre dans l’imaginaire superficiel et surmédiatisé de la télévision.
Récit historique sur le terrible temps de la dictature ? C’est sans doute ce que ce roman n’est pas, ou alors très accessoirement. Par contre, il nous emmène dans l’histoire, celle que chacun garde en soi, qui permet de vivre ou de survivre, que l’on peut choisir de dire ou d’ignorer, mais qu’on ne peut éviter et dont il faudra sans doute, tôt ou tard, payer le prix.
Une belle occasion de découvrir un jeune auteur (né en 1978) dans lequel certains voient le renouveau de la littérature portugaise.
Marc Ossorguine
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