Lais du Moyen Âge, Récits de Marie de France et d’autres auteurs (XIIᵉ-XIIIᵉ siècle) en la Pléiade (par Matthieu Gosztola)
Lais du Moyen Âge, Récits de Marie de France et d’autres auteurs (XIIᵉ-XIIIᵉ siècle), octobre 2018, traduction de différentes langues.
Edition: La Pléiade Gallimard
« Entre 1170 et 1270 fleurissent de courts textes que d’aucuns ont pu comparer à des “nouvelles” rapportées au “roman” qui venait d’apparaître vers 1150 ». Un siècle, « c’est la période qu’assigne l’histoire littéraire à la naissance, à l’épanouissement puis à la dissipation de [ces] récits brefs que, dès le XVIIIesiècle, les érudits ont pris l’habitude d’appeler “lais” ».
Pourquoi lire ces courts récits – qui sont des racines plongeant dans le sol meuble d’un passé inatteignable – aujourd’hui ? Pour répondre à cette question, il nous faut faire un détour. « Tout prend place d’emblée – remarque éloquemment Martin Heidegger – dans l’horizon de l’utilité, du commandement […] de ce dont il faut s’emparer… Plus rien ne peut apparaître dans la neutralité objective d’un face à face ». Dans cet « horizon de l’utilité », l’homme ne se trouve plus devant les « choses », il se trouve devant les « fonds disponibles », comme le précise Heidegger qui donne l’exemple de l’air « requis pour la fourniture d’azote » et du « sol » pour celle de minerai et de l’uranium dans la création de l’énergie atomique.
C’est pourquoi – note Ning Yuan (dans sa thèse de doctorat) à la suite de Heidegger – les hommes ont éprouvé une perte de réalité chez les choses, avec lesquelles nous ne maintenons plus la « vieille entente » : « Les objets avec lesquels ils sont encore en contact forcé, objets de tous les jours, perdant leur réalité, se confondent peu à peu avec ces fausses bouteilles, ces faux fruits qu’on expose dans les vitrines en temps de pénurie » (Heidegger). Les choses du monde, auxquelles les peuples anciens semblaient « liés quasi magiquement », se sont peu à peu détachées de nous, si bien que l’homme ne s’est jamais senti – éprouvé– si seul, tel qu’il l’est – se sent, se vit – aujourd’hui.
Dans les lais, les choses du monde recouvrent leur magie première (ainsi – mais ce n’est qu’un exemple – des pierres, particulièrement liées aux métamorphoses*). En effet, ce qui frappe d’abord dans de tels récits, c’est, acceptable pour le christianisme**, le merveilleux (à différencier et du miracle dans la mesure où « Dieu n’est jamais la cause absolue de la merveille » et de la magie « parce que cette dernière tire vers le surnaturel illusoire et trompeur, c’est-à-dire vers le fantôme du satanisme »). C’est le merveilleux qui y est tout-puissant ; qui est en sa contrée – l’écriture – monarque. « C’est assurément le merveilleux qui a le mieux forgé la réputation des récits issus des lais », résume Philippe Walter.
Le merveilleux est le cadre où vivent, s’ébrouant – jamais cacophonie mais d’un bout à l’autre musique tonale, pour notre cœur –, des aventures. En effet, les lais donnent à voir, à penser, à se remémorer des aventures. « L’aventure, écrit Julien Abed, c’est le moment où se produit, pour un être humain, quelque chose dans un contexte réel qu’il connaît*** : elle peut être merveilleuse ou fortuite, bénéfique ou maléfique (la “bone” ou “male aventure”). Les deux termes (aventure et merveille) désignent l’implication du sujet dans ce qui lui arrive : ce sont des termes subjectifs, qui ne désignent pas l’inattendu dans un monde extérieur, mais la rencontre faite par un sujet de quelque chose qui l’atteint, qui peut être source de désir, d’effroi, de prouesse, de création de valeur, bref quelque chose qui fait que l’être se rencontre lui-même ».
Mais, pour se rencontrer soi, il faut rencontrer l’autre ; préalable, concomitance essentiels. Dans l’œuvre de Marie de France, il est un réservoir de motifs, de personnages, de thématiques : l’amour. Avaient déjà conçu leur écriture comme naissant de l’amour, et croissant sous son empire, troubadours et trouvères. « Les lais – remarque Julien Abed – conjuguent l’art d’aimer au merveilleux, en proposant toute une série de variations autour de l’érotisme et de la sexualité : les dispositifs narratifs ainsi élaborés isolent des héros et des héroïnes dans une chambre, une tour ou une forêt », afin qu’ils rencontrent leur destinée, « pour qu’ils soient en relation avec l’autre ».
Et cette rencontre avec l’autre, qui permet la rencontre avec soi-même, se passe hors du temps, ou plutôt nous permet de comprendre que le temps est une illusion qui gouverne nos faits et gestes, et nous aveugle, donnant à notre pensée l’imagination de la mort, de la perte, du retrait, alors que tout est présence, intense et féconde (et fécondante) présence, tout est durée, tout est là pour rester, pour demeurer en nous qui demeurons : c’est là la vision que l’amour offre – beau présent – à notre vie, vision qui est con-naissance intime. Comme le résume Philippe Ménard dans Les lais de Marie de France, contes d’amour et d’aventure du Moyen Âge (Presses universitaires de France), au lieu de sentir dans les lais la « présence obsédante du temps, on l’oublie assez souvent. L’intemporel est l’atmosphère fréquente de ces récits. Les héros n’y subissent guère les outrages du temps. Ils ne vieillissent pas. Ils ne se hâtent pas. Ils ont tout leur temps ».
C’est en prenant son temps, c’est en prenant pour soi le temps de l’éternité, c’est en étant pénétré par la valeur de l’instant, que l’on peut saisir au vol la beauté. Qui est partout. C’est même là l’origine des lais, rappelée par Philippe Walter dans son introduction. « Jadis, au IXesiècle, un moine irlandais lisait un traité latin du grammairien Priscien. Soudain, un effluve printanier l’interrompt. Il tend l’oreille, et un petit miracle s’accomplit : un oiseau chante pour lui, rien que pour lui ». Dans la marge de son manuscrit, le moine glisse alors une strophe gaélique en manière de glose, qui peut être traduite de cette manière : « M’entoure de bois une haie ; / Pour moi, se chante le laid du merle rapide, vraiment ; / Sur mon petit livre interligné, / Pour moi se chante le [cri] des oiseaux ». Ce poème irlandais met en évidence le mot laid, ancêtre probable du français lai, trois siècles avant Marie de France.
Le chant d’un oiseau, qui traverse plusieurs lais – de Laostic, le rossignol de Marie de France, à L’Oiselet, ouvrage anonyme –, qu’est-ce ? Les arpèges d’une harpe minuscule ? L’empreinte délicate, sur un ourlet de l’air, du tremblement des amants ? L’effacement : une simplicité qui n’est jamais absence de profondeur. Un sourire, une patience, une délicatesse. Une pensée, une chaleur du cœur. Une manière – dense, et un peu énigmatique – d’éclairage sur le monde, ou sur la vie. Une plénitude : dans le chant d’un oiseau se montrent les distances de la terre. Et ce chant, fait de transparence (de plusieurs transparences ?), étant « réduction si souveraine à quelques éléments », illumine « d’infini » – c’est « aussi bien tout l’espace, toute la profondeur du monde » –, ainsi que l’a bien senti le moine irlandais, « les moments quelconques d’existences quelconques », pour reprendre la formulation du poète Jaccottet.
Parce qu’elle est idéale dans sa concision (cultivent une esthétique de la concision les récits issus des lais, concision facilitée par l’allure elliptique de l’ancien français qui, par exemple, se dispense souvent d’exprimer le pronom personnel sujet), la traduction des lais publiée dans la Bibliothèque de la Pléiade nous donne à écouter – écoutez, entendez – ces chants, ces respirations, qui semblent être la matière première des sources, des fontaines, autres poèmes. Comment le rappelle Philippe Walter, « partout, de la Grèce homérique aux troubadours provençaux, le chant des oiseaux a précédé l’écrit poétique, et les grands poètes ont d’abord été des oiseleurs ».
Matthieu Gosztola
* Le bisclavret, qui est en lui-même une créature féerique, change d’apparence et se mue en bête près d’une « pierre lée » qui rappelle quelques pierres à légendes (pierrelate ou pierrefite) du folklore des revenants, alors que Mélion devient loup-garou à la faveur d’une petite pierre magique posée sur sa tête.
** Même si ce merveilleux procède d’un système de pensée préchrétien, avec une croyance forte aux forces immanentes de l’univers.
*** À côté du sens d’événement, et de survenue, « l’aventure prend le sens d’histoire et de récit (récit de ce qui est arrivé, mais aussi récit en train de se faire) : ce sont les tribulations du protagoniste autant que celles de l’écriture, qui suit pas à pas son héros. Cette coïncidence implique une présence spécifique du narrateur, une régie qui se place à hauteur de personnage, une voix qui accompagne le héros, le quitte, le retrouve, de manière concertée et toujours significative » (Julien Abed).
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