La Zone d’Intérêt, Martin Amis
La Zone d’Intérêt, août 2015, trad. anglais (GB) par Bernard Turle, 400 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Martin Amis Edition: Calmann-Lévy
La Zone d’Intérêt est le dernier roman en date de Martin Amis (1949), et il a été l’objet du scandale d’une rentrée littéraire coutumière dans ses extases pré-programmées et sa tiédeur éditoriale ; pensez donc : Gallimard, éditeur historique des romans de l’auteur de London Fields, a refusé La Zone d’Intérêt, et c’est Calmann-Lévy qui a hérité de la potentielle bombe littéraire qu’est ce roman. Autant l’annoncer de suite : en fait de bombe littéraire, on a surtout affaire à un pétard mouillé.
Certes, le sujet en est sulfureux en apparence : dans le camp de concentration fictif Kat Zet I, situé en Pologne et ressemblant comme un frère à Auschwitz, des personnages, allemands pour la plupart, s’ébattent, font état de leurs petites misères existentielles, connaissent de sordides histoires de coucherie… Un officier SS, Angelus Thomsen, aryen au « physique idéal » et, pas si accessoirement que ça, neveu de Martin Bormann, tombe amoureux de Hannah, la femme du commandant du camp, Paul Doll, ce qui incite le second à faire suivre le premier, comme dans un vulgaire vaudeville…
Ces comportements sont ceux d’êtres humains « normaux », dont chaque fibre n’est pas embarquée dans une des aventures industrielles les plus macabres de l’histoire de l’humanité, l’extermination des sous-hommes selon la doxa hitlérienne, Juifs en tête ; d’ailleurs, Paul Doll le dit au détour d’un chapitre : « Car je suis un homme normal avec des besoins normaux. Je suis complètement normal. Personne ne semble vouloir le comprendre. Paul Doll est complètement normal ».
Si c’est pour cela que Gallimard a joué les vierges effarouchées, on se dit que l’invention de situations littérairement intéressantes a du mauvais sang à se faire ; refuser l’idée qu’un auteur établi raconte une histoire de tromperie, avec des personnes sordides, dont un Casanova capable de séduire la veuve d’un autre officier devenue prisonnière à cause d’une grand-mère tzigane, sur fond de camp d’extermination, c’est refuser l’idée même qu’il y a des êtres humains en toute situation – et oui, même dans la SS… – et c’est stupide. D’autant que Martin Amis est loin de rendre ses personnages sympathiques, malgré qu’il leur donne la parole ; en effet, ce roman choral est composé de chapitres narrés chacun à leur tour par Thomsen, Doll ou encore Szmul, le chef du Sonderkommando, qui s’épanchent et montrent la petitesse de leur âme, et cette technique n’est pas neuve, même pour cette situation historique : Gallimard, en 1952, a publié La Mort est mon Métier, roman sidérant de Robert Merle donnant la parole à un certain Rudolf Lang, qui n’est autre que le double fictionnel de Rudolf Höβ, le commandant d’Auschwitz de mai 1940 à novembre 1943, puis entre mai et septembre 1944. En ce sens, rien de nouveau sous le soleil.
Rien de nouveau ? Si, un certain angle de perception : là où Merle écrivait un roman sur la banalité du mal, sérieux et tragique dans ses tenants et aboutissants, Amis écrit un roman sur la banalité de ceux qui commettent le mal, comme s’il leur enlevait toute conscience tragique. Doll se pose les mêmes questions techniques que Lang (comment se débarrasser d’un certain nombre de corps par jour, ce genre de problème industriel auquel il fallut bien apporter une solution), mais celles-ci sont en quelque sorte mises sur le même pied que celles qu’il se pose sur la fidélité de sa femme, sans parler de la mort qu’il manigance pour elle, sorte de sortie shakespearienne avec un nez rouge et un pyjama rayé… Au travers du grotesque et du ridicule de ses personnages, ce que pointe Martin Amis, ce sont les caractéristiques identiques du régime nazi, qui trouvent leur apogée dans l’Ahnenerbe, l’institut de recherches chargé de démontrer de façon « scientifique » la supériorité de la race nordique, en particulier dans la théorie de la glace cosmique, « également connue sous les termes de “principe de la glace mondiale”, [qui] avance que la Terre aurait été créée lorsqu’une comète glacée de la taille de Jupiter serait entrée en collision avec le Soleil. Les premiers Aryens auraient été méticuleusement moulés et formés au cours du trillénaire glaciaire qui aurait suivi. Ainsi […] seules les races inférieures descendraient des grands singes. Les peuples nordiques étaient préservés cryogéniquement depuis l’aube des temps terrestres… dans le continent perdu de l’Atlantide ! »
Ce bref passage permet de pointer l’une des grandes forces de La Zone d’Intérêt, montrée par Amis dans la postface : ce roman est hyper-documenté, et son auteur a l’élégance et le savoir-faire nécessaires pour distiller au fil de la narration, sans jamais en imposer, cette imposante documentation, cette connaissance très fine de l’Allemagne entre 1933 et 1945, lui permettant ainsi de rendre avec finesse, entre autres, « la couleur et la texture de la vie quotidienne sous le Troisième Reich », ou encore les relations entre l’industrie lourde et pharmaceutique et le régime nazi. De surcroît, le fait que Thomsen soit le neveu de Bormann donne à Amis l’opportunité de donner à ses personnages un haut degré de connaissance des événements en cours (entre autres sur le front russe, cette catastrophe liée à l’orgueil militaire) sans que le lecteur y voie une quelconque incongruité ou, pire, une impossibilité ; en ce sens, ce roman est une pure mécanique de précision, qui a su tirer profit d’une documentation impeccable et approfondie, montrant par exemple des Allemands remettant en cause le dogme de la victoire nazie obligatoire lorsque se resserre l’étau des Alliés.
Alors, pourquoi ne fonctionne-t-il pas ? Par pour cause de scandale, de scabreux ou de lèse-Shoah (de toute façon, depuis La Vie est Belle, on est prêt à quasi tous les outrages), mais pour une raison beaucoup plus pragmatique : les personnages manquent singulièrement d’épaisseur ; ni pour leur comportement vaudevillesque ou donjuanesque, ni pour leur antisémitisme meurtrier n’apparaissent de motivations, comme si ces personnages n’étaient que des pulsions en action. Du coup, on n’arrive pas à s’intéresser vraiment à ce ballet tragi-comique, et finalement grotesque. Attention, La Zone d’Intérêtn’est pas pour autant un roman tout à fait raté, loin s’en faut, certaines pages sont même de pures réussites, dont celles sur la logique ayant prévalu à l’extermination totale des Juifs, expliquée durant une conversation entre deux personnages ; en fait, à chaque fois que Martin Amis traite du régime nazi dans ses extrêmes, tragiques ou grotesques, ou les deux à la fois, il excelle. Malheureusement, là n’est pas l’objet principal de son roman, et c’est comme si l’histoire qu’il avait choisi de raconter était artificiellement plaquée sur un fond historique par ailleurs excellemment maîtrisé, comme s’il y avait deux romans hétérogènes : un vaudeville grotesque, un miroir à hauteur d’homme du régime nazi. Une réussite mitigée et paradoxale, donc, de la part d’un auteur pourtant maître absolu de ses techniques ; un roman dont le premier lecteur, son propre auteur, aurait dû ressentir qu’il était bancal. Dommage : au moins une réussite y est implicitement présente.
Didier Smal
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