La vulnérabilité ou la force oubliée, Bertrand Vergely (par Marc Wetzel)
La vulnérabilité ou la force oubliée, Bertrand Vergely, Le Passeur éditeur, octobre 2020, 288 pages, 20,90 €
Pour Bertrand Vergely, la vulnérabilité n’est ni fragilité ni faiblesse ; c’est, au contraire, suggère-t-il, la recherche de l’invulnérabilité qui témoigne d’une âme impuissante et triste ! Mais elle est une force ; pas bien sûr n’importe quelle force, mais exactement la force de rester exposé. Ce courage de s’exposer à la réalité de la vie (de ses nécessités comme de ses aléas), il le voit par exemple dans l’honnêteté, qui fait qu’on expose sa noblesse d’âme en prenant le risque de ne pas tricher. Il le voit aussi dans la générosité, qui expose vaillamment sa libéralité, en décidant de donner avant de devoir, ou de faire le premier pas dans l’opportunité commune d’advenue du meilleur. Il le voit encore dans la délicatesse, qui, montre-t-il, se risque à l’innocence du tact et expose, en quelque sorte, la finesse de peau de notre jeu d’humanité. Puisque honnêteté, générosité et délicatesse sont des vertus, l’exposition périlleuse à la présence qui à chaque fois permet celles-ci justifie l’appel social, moral et métaphysique à une vulnérabilité de bonne foi et de bonne volonté. Par exemple encore, la loyauté, montre l’auteur, qui est comme un respect personnalisé de l’exigence d’humanité (« Il y a des moments où seul compte l’honneur de l’humanité », p.276), est aventure rendue risquée par l’horizon même qu’elle se donne : la conquête de la noblesse intérieure.
Mais que la vulnérabilité puisse ainsi être réhabilitée comme force signifie que la force a du bon. Pas d’exigence sans force (comment demander de payer à qui le doit – à commencer par soi-même ! – ou réclamer l’obtention du meilleur, si l’on ne peut imposer l’effort correspondant ou presser ce qui s’en dispense ?) ; réciproquement, dit l’auteur : pas de force durable et sensée sans fermeté, sans capacité de résister à la perversion, c’est-à-dire à l’intimidation et à la pitié dont se servent la violence et la ruse pour circonvenir autrui. Vergely, pourtant chrétien (de confession orthodoxe) n’hésite pas à dénoncer un « populisme chrétien qui pense bien faire en célébrant la faiblesse » (p.69), misérabilise la condition humaine elle-même jusqu’à hésiter à rendre fort autrui, croit pouvoir soulager la misère sans combattre ce qui rend faible, excuse l’incapacité du malheureux à se critiquer lui-même, victimise jusqu’au violent. Même secours et soin ne valent rien, remarque l’auteur, sans un pacte d’avenir (p.81) qui veut lui-même l’alliance (et la confiance mutuelle) des forces d’existence. La vulnérabilité est donc une force qui doit vouloir le difficile pour refuser les facilités de la violence. Là est sa vertu chevaleresque.
Si la vulnérabilité est en ce sens une vertu, son absence, sa parodie, ou son agressif rejet doivent être clairement vicieux, et c’est ce qu’ils sont. L’auteur, crânement moraliste, épingle ainsi les incohérences de la malignité : le menteur feint de s’exposer dans un discours fait, au contraire, pour le protéger (ce n’est pas la seule incohérence de son calcul : il croit pouvoir s’y retrouver en égarant l’autre, et le rejoindre là même où il le fuit) ; de même l’hypocrite, qui, montre notre auteur, doit feindre de ne pas « toucher au Bien » pour l’amener ailleurs, comme de ne pas se servir du mal qu’il fait pourtant ; le terroriste, lui, impose sa cuirasse suicidaire, prétendant rendre les autres responsables de la manière même dont il les menace et les avilit, mais s’étant approché d’abord en souhaitant n’être pas repéré de ceux mêmes qu’il prétend aveugles. La vraie vulnérabilité est force ; la vraie force est vulnérabilité :
« Agir, être honnête, décider, faire le premier pas, c’est toujours être vulnérable. (…) On ne le dit pas assez. On n’ose pas rappeler qu’il n’y a pas que les êtres fragiles qui sont vulnérables. Ceux qui agissent et qui donnent l’impression d’être forts le sont aussi. En l’étant et en agissant quand même, ils font preuve d’une force singulière. Exposés, mais avançant quand même, ils sont libres et nous apprennent à l’être » (p.229).
C’est que, deuxième idée directrice de l’auteur, qui s’expose joue le jeu de la vie. La féminité, par exemple, s’expose, « comme l’éros, elle se vide pour accueillir » (p.244), elle reçoit pour permettre d’être. L’humour (« Connard ! » / « Enchanté, moi, c’est Chirac ») s’expose pour, retournant l’humeur contre elle-même, en surmontant le droit et le choix d’insulter par l’art et la liberté de répartir, ridiculise la tension qui prétendait bloquer l’harmonie constamment révisée de la vie. La sagesses’expose assez à l’injustice des passions propres pour pouvoir librement les identifier et affronter, comme à celle des passions des autres pour préférer, comme dit Platon, subir l’injustice à la commettre :
« Quant à l’idée qu’il est masochiste de subir l’injustice au lieu de la commettre, il y a là une erreur majeure. Rien n’est moins masochiste que de ne pas accepter de subir ses désirs. Rien n’est plus masochiste, à l’inverse, que d’être leur esclave, comme le tyran » (p.234).
Le sérieux moral s’expose à la vérité du temps en refusant les mortifères atermoiements, diversions, sessions de rattrapage qui s’amusent en se cachant du crucial. Si l’on pouvait toujours tout refaire, que resterait-il du devoir de dès maintenant bien faire ?
« Être spirituel, note Vladimir Jankélévitch, consiste à relier l’absolument sérieux à l’irréversible (pas de retour en arrière), à l’irrévocable (pas de seconde chance) et à l’irrémédiable (pas de réparation possible) » (p.219).
C’est qu’en réalité, troisième et fondamentale conviction de l’auteur, le jeu de la vie est un jeu infini. Et donc un jeu, comme disait James P. Carse (dans son étonnant Jeux finis, jeux infinis, de 1987), où les règles ne sont pas là pour permettre l’accord sur le gagnant, mais seulement pour garantir l’auto-continuation du jeu. Dans un jeu infini, il devient normal de mourir avant sa fin, mais il n’est plus nécessaire de gagner pour réussir. Comme dans le jardinage, la randonnée, l’érotisme, la méditation, la narration de mille-et-un contes, la source de vie ne vise qu’une chose : c’est que se renouvelle continûment ce qui s’inspire d’elle. Double joie de tout moment : d’avoir pu déjà grandir, mais aussi d’être toujours assez petit pour que la grandeur puisse passer par nous pour se former plus loin. La vulnérabilité, vivant par et pour la surprise même qui la décontenance, reforme ainsi constamment l’horizon :
« La faiblesse est une force, parce qu’en comparaison de la force à venir, la force est une faiblesse. La vulnérabilité est royauté, parce que la royauté est vulnérable par rapport à la royauté à venir (…) L’être de l’homme peut se dégrader, dans la dynamique infinie de l’existence, il n’y a pas dégradation »(p.271-272).
Mais cette dynamique infinie de l’existence est-elle certaine, est-elle assurable en amont d’elle-même ? Par exemple, que l’Univers ait su depuis déjà si longtemps étonnamment durer, et rester cohérent et malgré sa fulgurante variété, cela atteste-t-il assez d’une source absolue de lui en une Force créatrice, qui offrirait à nos existences de « baigner dans les eaux lustrales de la présence infinie » (p.263) ? L’auteur le croit, est dans la joie de « vivre cette force libre au nom encore inconnu » (p.255), sent passionnément que l’infini vivant joue à lui-même, estime que le cœur est, comme présence à soi, vitesse infinie d’interception du souffle de cette Vie. Cette vulnérabilité heureuse (dans le jeu infini, plus d’éliminatoires, de titres à défendre ni palmarès, plus d’avenirs pour toujours étanches, plus d’autre monde qu’aimer être inlassablement surpris en celui-ci !…) d’une Vie se complétant toujours sans se disloquer ni trahir jamais, comment ne pas l’envier à cet admirable auteur ?
« L’univers est l’univers parce qu’il est à venir. L’homme est homme parce qu’il est à venir. L’amour est l’amour parce qu’il est à venir. Tout est ce qu’il est parce que tout est gros de son être à venir. C’est ce qui fait que les choses et les êtres sont vulnérables. Forts et faibles à la fois, ils sont beaux et fragiles. En vivant cette belle fragilité qui fait vivre au bord des larmes, on vit pleinement. Si vivre a comme sens de vivre ainsi, infiniment ému par l’existence, alors il vaut la peine de vivre » (p.199).
Cette pensée, à la fois radicale et tendre, exigeante et fraternelle, profonde et familière, est d’autant plus accessible qu’elle estime justement que l’accès de chaque homme à une Vie qui le fonde et qu’il habite est clé suffisante de sa compréhension : « plus on est dans la présence, plus on embrasse tout en faisant résonner ce qui va de l’intime à l’immense » (p.264). L’évidence de notre existence dans un réel qui nous dépasse pourtant totalement la signale comme extraordinaire : il fallait bien que soit nécessaire cette quasi-impossibilité de notre présence pour qu’elle ait lieu. D’où cette morale de gentleman métaphysique : au moins, et d’abord, ne pas abuser du miracle que nous sommes. Et revenir, en pensée et action, « à ce qui seul importe, c’est à dire la nécessité de ce qui nous fait être et vivre de l’intérieur ». Ainsi nul, dans cette force à présent rappelée, ne sera plus blessé de pouvoir être infiniment blessé.
Marc Wetzel
Bertrand Vergely, né en 1953, a longtemps enseigné la philosophie. Essayiste et conférencier. Derniers livres parus : Notre vie a un sens ! (Albin Michel 2019) et Le rêve perdu de la sagesse grecque (Privat, 2020). Un des plus étonnants et précieux penseurs français. Il est, de peu, le benjamin de notre vénérable dream team spéculative (Brague 1947, Finkielkraut 1949, Wolff 1950, Ferry 1951, Comte-Sponville 1952), esprit ardemment, ingénument et contagieusement relié à « une source de réalité plus que réelle, à la fois fondamentalement heureuse, géniale et infinie".
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