La vraie eau, Vladimir Martinovski (par Marc Wetzel)
La vraie eau, Vladimir Martinovski, Jacques André éditeur, réédition juillet 2024, trad. macédonien, Jeanne Delcroix-Angelovski, 62 pages, 12 €
« Bloqué dans l’ascenseur
j’efface des SMS
Je pense à toi
Le portable a explosé
quand je te disais justement
le plus important
Panne d’électricité : nous
nous souvenons finalement
qu’existent les étoiles
La pile
de l’ordinateur est morte
Enfin seuls » (Sans électricité, p.56)
Comme on le voit, l’auteur (né en 1974, Nord-Macédonien) est un facétieux. Une sorte de Prévert, de Laurent Albarracin ou Thomas Vinau – mais avec cela fort diplômé et érudit (philologue, sémioticien et comparatiste). Et, ravi et admiratif, l’écoutant aux Voix Vives de Sète, je l’ai salué en bredouillant « Bonjour, bravo et merci », et en pensant : voilà un railleur fûté, tendre et profond.
Railleur ici, en se moquant (gentiment) des consignes branchées, des divers mots d’ordre phobophobes ou participationnistes. « Vis ta vie comme un jeu » (p.28), « Exprime-toi à même le monde, comme lui-même se diffuse » (p.30), ou « Sois, lecteur, co-créateur – méritant et actif – de l’œuvre ». Par exemple, sur ce dernier point, l’auteur nous propose bien malicieusement de collaborer à son poème, et s’arrange, lui, pour rester du bon côté de l’ineffable :
« La nuit, avant qu’il ne neige, lecteur,
je propose que nous nous partagions les tâches :
Toi, tu dessineras, et moi à travers la ville
je placerai les affiches
Tais-toi quand il neige !
Si quelqu’un par hasard nous questionne
tu expliqueras pourquoi quand
il neige le mieux est de se taire
et moi il ne me restera rien
d’autre qu’à me taire » (p.27)
Fûté, il l’est aussi, par une sorte de finesse préventive, qui préfère savoir éviter les brutes ou les médiocres à devoir parer leurs coups ou leurs avis. L’homme écarte les fâcheries en esquivant les fâcheux (c’est pourquoi mon compliment n’a guère pu s’attarder) – et la tactique du fantôme social paye : qui aurait idée de piéger un spectre ? Ou de raisonner un ahuri ? C’est la tactique de la spirale ascendante : seul un détour astucieux se refermera plus haut. Ici, Vladimir a perdu de vue, dans un grand musée, une inconnue qui le hante. Comment la retrouver ? En interrogeant habilement les gardiens successifs : si coup de foudre il y a eu – ce qui trahit de puissantes affinités –, suivons-la en réitérant devant eux ses probables tics, bévues ou provocations – et guidons-nous sur les reproches mêmes qu’ils nous feront pour, de sanction en sanction analogues, remonter jusqu’à l’originale. Ainsi :
« Un gardien m’a dit que tu étais restée toi aussi une demi-heure sans ciller devant le même tableau (Et que tu agitais toi aussi les bras comme les amants en lévitation sur la toile).
Un autre m’a dit que tu avais parcouru toi aussi le troisième étage du musée sans trop t’attarder.
Le troisième gardien me dit que tu as toi aussi essayé de photographier en cachette la même sculpture (Comme preuve, il me montre ton appareil confisqué, qui va tenir compagnie au mien).
Je fuis devant le quatrième gardien comme poursuivi par un chien enragé. Je sais qu’il me dira que tu es toi aussi partie du musée.
J’espère que je vais deviner dans quelle direction » (p.32)
L’astuce est toujours une sorte de raccourci du cran-au-dessus. Par exemple, le mélomane n’a pas l’oreille absolue ? Peu importe, s’il songe à écouter Bach (p.37) comme Dieu lui-même l’a dirigé quand il composait. Bach, lui, avait l’oreille de l’Absolu – c’est celle-ci qui importe, et nous devient contagieuse, dès qu’on exige le minimum de miracles de soi. Ce qui réduit un peu rudement les droits du médiocre en nous, mais vaut sa peine !
L’homme est tendre pourtant. C’est un amoureux scrupuleusement attentif, au cœur ingénument inventif. Aimer, c’est par exemple, raconte-t-il, aider – par acuité du regard et ressources littéraro-conceptuelles – la bien-aimée à établir des constellations de fantaisie sous un ciel nocturne limpide, mais tel quel un brin ennuyeux. Et (p.47) le postlude amoureux est génial : le matin suivant la nuit d’amour, oublions précautionneusement tout ce que nous y avons imaginé ensemble : déshabituons-nous, à mesure, de nous être si bien trouvés, pour pouvoir nous chercher, d’aube en aube, à neuf !
« Le matin a débuté comme chaque matin : nous nous sommes regardés
comme si nous ne savions rien des nouvelles constellations » (p.48)
Et il est avant tout profond. Il va spontanément chercher l’assise plus large (celle, par exemple, de la vie des éléments, malgré sa franche inhumanité) pour redresser ou réorienter la nôtre. Ses leçons d’anthropomorphisme pour rire sont d’une dévastatrice sagesse. Par exemple (p.41), contre nos coquetteries : la Lune, elle, cherche-t-elle à dissimuler ses plus récentes rides ? Contre nos minauderies : une pluie, née d’évaporation sur tel lac et retombant par hasard sur son lieu natif, en fait-elle chichis ou tire-t-elle gloriole ? Nos susceptibilités : une étoile s’est-elle jamais, elle, éteint au ciel pour ou contre un quelconque observateur terrestre ? L’argument de ces diatribes est à chaque fois le même : étudions plutôt ce que se veulent les éléments, avant de croire à nos misérables vexations. Mais la profondeur est surtout un malicieux usage des sources, une astucieuse mobilisation des fondements : pourquoi, demande par exemple Martinovski, les Requiem sont-ils si souvent chefs-d’œuvre musicaux ? Réponse (p.38) : parce que tout compositeur sait que les morts sont les meilleurs (en tout cas les plus assidus, installés et fidèles !) mélomanes, et ainsi, « garde pour eux les notes les plus puissantes ». Et l’énigme chez cet auteur (quand énigme il y a) est là pour remettre le mystère même d’aplomb. Par exemple, voici décrite cette photo de famille, où l’on découvre, à mesure, les absences du père (parti ?), de la mère (ainsi vexée qu’on l’ait délaissée ?), du fils (sous les drapeaux ?), de la fille (à l’étranger ?), du grand-père (mort ?) jusqu’à ce que le texte, merveilleusement, nous révèle une grand-mère, seule dans le salon, portant à bout de bras l’image d’un « vieux portrait de famille », comme une « poupée » généalogique, ou un « bébé » rétrospectif (p.15).
Un tel auteur (dont on ne peut ici juger que des images et idées, puisque la langue originale – même présente – nous serait gymnastique inconnue) n’est donc pas qu’un somptueux clown. Les grands mots (Dieu, le bonheur, la vérité…) manquent ici, en effet, mais d’abord par honnêteté intellectuelle. Le croyant sincère n’y trouvera certes nulle aide à croire, mais il rira utilement sur des textes justes et décapants, le dissuadant quoi qu’il en soit de se faire superstitieux (et incapable d’être digne de Dieu) ou fanatique (indigne d’être capable de Dieu). C’est comme si Vladimir Martinovski disait : n’arrive à fanatisme, en tout cas, qu’après t’être assuré d’avoir épuisé les ressources d’humour, de patience et d’aménité dont dispose l’humanité en toi comme en tous. Or ces ressources étant évidemment infinies, le droit de devenir un sanglant ahuri t’est, donc, indéfiniment suspendu. Et ce qui est ici discrètement murmuré du secret d’être content de vivre (ne vise pas vainement ce qu’il suffit de faire pour être heureux, mais comprends ce qu’il suffirait de se savoir heureux pour le rendre faisable), comme dans ce texte – le dernier lu en français par le lecteur Patrick Vendrin à Sète tout de suite après l’auteur –, ne s’oublie plus :
« Pas besoin de
courir comme une panthère
nager comme un dauphin
sauter comme un lapin –
Il me suffit de marcher sans avoir mal au genou
Pas besoin de
chanter comme un rossignol
crier comme un guépard
rouler des pierres comme Orphée –
il me suffit de parler sans avoir mal à la gorge
Pas besoin non plus de
boire de grands vins
gardés siècles durant dans des fûts de chêne
ni d’élixirs de plantes avec des noms latins à rallonges –
il me suffit de boire cette tisane avec ton sourire (p.14)
J’oubliais : le titre du recueil (La vraie eau) reprend celui du poème, p.49, où l’auteur, tout heureux (mais pas surpris) de trouver sur un marché pékinois une magnifique (et très bon marché) contrefaçon d’« anorak vert olive d’une marque connue » – avant même de douter explicitement de sa parfaite étanchéité –, se voit asperger, par la vendeuse hilare, lors de l’essayage, de l’eau qu’elle buvait. Boirait-elle de l’eau de contrefaçon ? Non, bien sûr – et le réel est là aussi pour assurer de la validité de ses ersatz mêmes. Comme l’humour l’est du sérieux de ce dont il joue :
« Quelques gouttes m’ont frappé au front
et les autres sont tombées sur le sol.
L’eau est vraie ! a-t-elle dit.
J’ai acheté l’anorak et je l’ai porté
– pas seulement en montagne. Je le mets aussi dans
des occasions où il y a des montagnes
de creuses flatteries et tapotements d’épaules… » (p.50)
Marc Wetzel
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