La voix du silence - à propos de "Le visage secret", Alain Suied
à propos de Le visage secret, Alain Suied, éd. Arfuyen, 2015, 13 €
Dans les hautes profondeurs
de la mémoire, le silence
contient tous les chants du vivant.
Pour commencer cette chronique, il me faut parler de l’architecture générale de l’ouvrage qui s’organise selon deux parties inégales en volume. La première est composée d’une suite régulière ou presque de séries de dix poèmes numérotés et sans titres ; la seconde partie, beaucoup plus courte, s’agence autour de trois recueils de deux ou trois poèmes, numérotés eux aussi et sans titres. Cette dernière indication a son importance pour moi, car j’y vois quelque chose qui indique où le poète se situe. Il est une voix après la Shoah, le génocide d’un peuple dont il est issu – et ainsi, nommer par le langage est difficile. Car le poète porte avec lui comme tous les poètes d’après la Catastrophe, l’âpre question d’Adorno qui se demandait comment écrire de la poésie après Auschwitz. Voilà un livre qui est important à ce titre, sachant aussi qu’il s’agit d’une publication posthume de l’auteur, ce qui rend très dense son propos littéraire. Et aussi parce que ce recueil pose un problème vif au cœur des poètes.
Je ne raccourcis rien en disant cela, car il ne reste de cette poésie, nulle image ou presque, juste de la cendre, quelques souvenirs de foules disparues, des visages peut-être, des générations successives et douloureuses, et du langage pour retenir le tout. Dans une de mes notes de cette lecture de Visage secret, j’ai écrit dans la marge : « la voix venue ». Car je me suis beaucoup interrogé sur le locuteur de ces poèmes, que j’ai peu et mal connu de son vivant, comme s’il s’effaçait comme personne devant le feu de la mort. Parle-t-il de ce monde des vivants, du monde des morts ? quelle est la matière, hormis la cendre – chère à Derrida – capable de dire le visage ? le visage perdu ? le visage d’un autrui sans sépulture ?
Pour résumer ici en quelques phrases, je dirais que nous avons à faire à une poésie nominale, sans image médiatrice, juste abouchée au langage en sa pureté de pierre.
est-ce un bruit, un écho
est-ce une lueur, une explosion
est-ce une naissance à nouveau
est-ce un code inachevé
est-ce un souvenir sans mémoire ?
Voilà des questions qui éludent la métaphore et qui tiennent à l’écart les images – les illusions –, qui se recueillent sur l’essentiel, qui éliminent toute fioriture au profit d’une pure nomination de la mort ou de la vie, des visages flous ou inconnus, des générations perdues.
Un monde sans images, un monde de cendre et de parole où les figures de style semblent exclusivement réservées à concevoir de la matière, une poésie non médiate, des poèmes sans images médiatrices, sans représentations intermédiaires. Car il y a je crois une impossibilité (?) à reproduire le rien. Or ici c’est la question et pour cela il faut un monde sans images médiatrices, c’est-à-dire sans images qui pourraient se référer à autre chose que ce qu’elles sont, et qui narrent une méditation sur le vide de la mort. Oui, le rien de ce qui reste quand tout a disparu, est devenu sujet du poème lui-même devant la foule des morts, personnages de La Classe morte de Tadeusz Kantor, par exemple – la distance terrible d’un mort devenu transparent, étranger derrière une cloison invisible –, ce qui laisse entendre la difficulté d’écrire après la Catastrophe.
Permettez-moi encore d’utiliser un terme musical propre à la musique sérielle et qui s’applique bien ici. C’est la notion d’intervalle, car il me semble que cette poésie sans images ne détruit pas la poésie mais incline vers une poésie pure que j’apparente à la musique sérielle, laquelle déploie la musicalité en spirale, en une musique de note et de polyphonie linéaire.
Entre deux silences, entre deux ténèbres
ils reviennent
ils ont hanté le seuil invisible
de ta conscience
et les voilà
presque sans poids, presque
effacés dans les lambeaux
de ta mémoire
comme pour donner sens
à la présence insignifiable
à l’instant sans retour
à la vraie parole des fantômes.
Musique sérielle donc qui défait le continuum de la mélodie, qui défait la continuité de la signification pour marquer davantage l’esprit de la musique, et avec l’éclat fait glisser la musique vers l’existence pure et intérieure. A cette lecture d’Alain Suied j’associe Les quatuors à cordes de Webern qui réussissent merveilleusement la capture de l’auditeur sans l’artifice de la mélodie d’une approche lyrique.
Cependant, il reste aussi quelque chose de l’essentialisation du poème, à l’instar de la tendance mystique des alignements minimalistes des pierres de Richard Long, jaillissement de l’esprit au milieu du minéral.
Là où l’espace, le seul
espace
à la pierre
ne peut dire
la distance ou la proximité
qui les fait être
ensemble.
C’est au sfumato des derniers Turner aux ombres duveteuses et insaisissables, peut-être à la désintégration de l’humain telle que l’a saisi Zoran Music dans sa peinture, que l’on pourrait trouver des rapprochements. Signes pauvres, voix sourdes, voix du silence, monde sans images, tel est le destin de cet absolu. Et cet absolu sert les grandes causes de la métaphysique qui hantent le recueil. Poésie blanche et comme hantée. Hantée par les disparus, hantée par le silence, hantée par l’introspection du visage – à l’exemple de Levinas qui nous apprend à distinguer la part de responsabilité immédiate qui nous incombe au visage d’autrui pour lequel nous avons une dette a priori. Cette poésie interroge l’image, l’idée du tout ensemble de l’image et de la chose, du cri et de la voix muette, de la voix du silence, objet exact de la parole, la mort exactement ouverte à la vie.
Est-ce que les ténèbres voient
le monde, est-ce que le monde
voit le noir infini ?
Est-ce que la vision déforme
la fin assurée ?
L’objet existe
avant le regard.
Didier Ayres
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