La Vie secrète de Walter Mitty, James Thurber (par Mona)
La Vie secrète de Walter Mitty, James Thurber, Robert Laffont, 2019, trad. anglais, Christiane Potesta, Claude Dalla Torre, 272 pages, 9 €
Edition: Robert Laffont
Le sourire de James Thurber
Lire ou relire les nouvelles et les fables de James Thurber, l’un des plus grands humoristes américains du vingtième siècle assez méconnu en France, c’est savourer une liberté de pensée cinglante qui tourne en dérision les valeurs de l’Amérique puritaine et de la pensée positive. James Thurber invente des antihéros décalés dans un monde cruel et c’est toujours avec un brin de tendresse qu’il narre leurs aventures pathétiques. Natif d’une petite ville de l’Ohio, l’écrivain dépressif et alcoolique s’est inspiré de son expérience dans l’Amérique profonde pour mettre en scène des mégères castratrices et de doux rêveurs timides à l’instar du fameux Walter Mitty dont le sourire final, « invaincu, énigmatique jusqu’à la mort » reste inoubliable. Farouche individualiste, inquiet face à la modernité, l’humoriste méfiant à l’égard de toute emprise collective fait l’éloge de la fantaisie seule capable de libérer l’homme de toute forme de système y compris littéraire. Doué d’un sens aigu de la parodie, l’écrivain se moque des clichés avec une ironie caustique.
La guerre des sexes
James Thurber publie en 1929 un traité de sexologie burlesque et grinçant non traduit en français et se passionne pour la guerre des sexes, thème de prédilection dans bon nombre de ses nouvelles où il parodie le ressort comique traditionnel de la mésentente conjugale. De l’épouse dédaigneuse et glaciale de La licorne dans le jardin qui jubile à l’idée de faire interner son mari à la mégère castratrice de La vie secrète de Walter Mitty, la femme dans les histoires de James Thurber apparaît comme le personnage le plus détestable. L’éminent critique littéraire américain, Leslie Fiedler, dans son essai L’Amour et la mort dans le roman américain, rappelait l’incapacité des écrivains américains à traiter de la rencontre passionnée d’un homme et d’une femme, préférant décrire des garces ou des monstres. Mais la bataille entre les sexes n’est pas l’intérêt principal de l’humoriste : quand Walter Mitty se fait enguirlander par sa femme ou bien un agent de police ou le gardien d’un parking et devient la risée de tous, il ne s’agit pas juste d’incompréhension entre les sexes, c’est l’homme inadapté au monde le vrai sujet de l’histoire. Plus que des couples mal assortis, les nouvelles mettent en scène des univers diamétralement opposés : un réel prosaïque du côté d’épouses froides et hostiles et un esprit poétique incarné par des rêveurs incorrigibles. Dans la fable Le Lanier et les écureuils, un couple d’écureuils se dispute au sujet de la façon d’entreposer les noix : « le mâle trouvait plus amusant de disposer les noix de façon à former des motifs artistiques plutôt que de les entasser tout bêtement », contre les injonctions de la femelle, âpre au gain, qui ne se soucie que d’en entasser le plus possible. La bataille de sexes se présente alors comme faisant partie d’un conflit plus général entre le principe de plaisir et le principe de réalité, entre un imaginaire riche et le conformisme étriqué d’une Amérique pesante.
Les relations entre l’homme et la machine semblent aussi malheureuses que les rapports entre les sexes. Être amoureux ou se faire renverser par une voiture présentent le même danger, explique le narrateur de Sexe ex machina, et cette méfiance envers la machine laisse se profiler une inquiétante modernité (« l’homme dit civilisé se trouve aujourd’hui menacé par une myriade d’appareils mécaniques issus d’un monde technologique… Un monde peuplé de machines qui tournent, grincent, sifflent, hurlent et quelquefois explosent… C’en fut fait de la tranquillité de l’homme »). James Thurber pointe tout système, tant mécanique que politique ou social, comme ennemi de l’homme.
De la dérision à l’égard des systèmes
Très sensible à la montée du totalitarisme en 1939, période où il publie l’essentiel de ses fables, l’écrivain dénonce toute forme de collectivisme. La Responsabilité des lapins se lit comme une allégorie contre la barbarie nazie : une famille de lapins devient le bouc-émissaire d’une meute de loups qui les extermine pour des motifs tout à fait irrationnels (« La faute en fut rejetée sur les lapins car il est bien connu que les lapins frappent le sol de leurs pattes de derrière et causent ainsi des tremblements de terre… Il est bien connu que les mangeurs de laitue sont responsables de la foudre… Il est bien connu que les grignoteurs de carottes, pourvus de longues oreilles, sont responsables des inondations »). Non content de tourner en dérision la bêtise des raisonnements stéréotypés par la répétition de « Il est bien connu que », James Thurber nous entraîne dans un monde où règne une fausse logique, l’univers du Nonsense.
Dans La licorne dans le jardin, c’est au tour de l’Union soviétique d’être visée : une symétrie comique entre psychiatres et policiers (« Le psychiatre regarda les policiers et les policiers regardèrent le psychiatre ») fait allusion à la dictature qui réduit au silence les dissidents et la nouvelle se termine par la camisole de force qu’on enfile ironiquement à la femme au lieu du mari. Mais l’humoriste vise moins les pays totalitaires que la démocratie américaine elle-même. Dans La Responsabilité des lapins, lorsque les autres animaux promettent timidement leur aide aux lapins et restent lâchement à distance, l’auteur lance une pique aux Etats-Unis pour leur attitude durant la persécution des Juifs. La Mangouste pacifique prend pour cible le maccarthysme des années 50 en contant l’histoire d’un animal réfractaire banni du pays des cobras guerriers davantage menacé par sa propre communauté que par des ennemis lointains (« Si l’ennemi ne vous a pas, vos propres parents vous auront »). La bête noire de l’écrivain, c’est la tyrannie de l’appartenance communautaire, la menace que tout groupe humain, toute communauté fait peser sur la singularité de l’individu. L’humour de James Thurber ne tourne pas seulement en dérision des systèmes non respectueux des libertés individuelles mais vise le traitement injuste réservé aux minorités non conformes au groupe, l’intolérance générale des humains (« les loups raffolaient simplement de leur propre manière de vivre, car c’était la seule manière de vivre »).
James Thurber n’épargne pas non plus les systèmes métaphysiques. Dans Le Hibou qui était Dieu, l’humoriste montre sa défiance à l’égard de l’esprit grégaire : des taupes s’émerveillent de la capacité d’un hibou à voir dans l’obscurité (« le hibou était le plus grand et le plus sage de tous les animaux parce qu’il pouvait voir dans l’obscurité »). Pris d’un naïf engouement, les autres animaux lui jurent fidélité et obéissance (« et les autres reprirent en chœur : c’est Dieu ! Et ils le suivirent partout où il allait »). Lorsque l’un d’entre eux finit par poser une question dérangeante (« le hibou peut-il voir aussi à la lumière du jour ? »), il se retrouve, lui aussi, banni de sa communauté (« ils se jetèrent sur le renard roux et ses amis et les chassèrent de la région ») et la fable se conclut par une chute hilarante et tragique à la fois : les animaux meurent tous écrasés par un camion pour avoir bêtement suivi l’animal aveugle en plein jour. La crédulité et la sottise des masses sont pointées avec humour par une citation tronquée d’Abraham Lincoln (« on peut tromper quelques personnes tout le temps, tout le monde quelquefois mais on ne peut tromper tout le monde tout le temps ») que l’écrivain télescope allègrement en une maxime plus pessimiste : « on peut duper trop de gens trop souvent ». Dialogue avec un lemming, satire de l’optimisme cher aux américains, montre un drôle de dialogue entre un chercheur sur les rongeurs et un chercheur sur l’homme : « – Je ne comprends pas, dit le savant, pourquoi vous autres, lemmings, vous précipitez tous vers l’océan et vous y noyez. – Comme c’est curieux, dit le lemming. La chose que moi je ne comprends pas, c’est pourquoi, vous les autres, humains, ne le faites pas ! ».
Par son art de la parodie et son sarcasme, l’humoriste offre des contre-exemples de résistance passive aux injonctions de bonne conduite ou aux impératifs de rentabilité et sape les idéaux américains. La fable du lanier détourne le fameux dicton d’un autre père fondateur de la nation américaine, Benjamin Franklin, grand adepte du self-control et de la productivité (« Se coucher et se lever tôt rend un homme sain, riche et sage ») quand l’animal désinvolte et paresseux a la vie sauve tandis qu’il court à sa perte en suivant les injonctions de la femelle à mener une vie bien rangée : « Tôt couché, tôt levé font un mâle robuste, riche et mort ». Les personnages de James Thurber introduisent un principe de désordre et arborent un sourire sarcastique face à ceux qui tentent de les remettre dans le droit chemin : des figures de singularité, tels Walter Mitty, Mr Bruhl ou l’homme à la licorne, deviennent ainsi des figures d’insubordination. L’humoriste apparaît comme un écrivain subversif.
L’échappée belle
James Thurber aime l’esquive et prône l’échappée belle. La morale de la fable des lapins menacés d’extermination par les loups : « Cours aussi vite que tu le peux vers l’île déserte la plus proche » résonne en porte-à-faux avec la notion conventionnelle du courage : « le monde n’est pas fait pour les fuyards », poncif que les loups partagent ironiquement avec leurs ennemis, les autres animaux, et allusion sarcastique au fait que rester témérairement sur place pour faire face à leurs persécuteurs conduisait les Juifs à leur perte. Mais la fuite que chérit l’humoriste, celle inlassablement thématisée, c’est la fuite dans l’imaginaire. Dans La Licorne dans le jardin, le plan de la femme pour se débarrasser de son mari échoue totalement et le rêveur incompris triomphe (« il vécut heureux jusqu’à la fin de ses jours »). La vie secrète de Walter Mitty se lit aussi comme un bel éloge des rêveurs : un protagoniste, doué de l’impressionnante faculté de se créer un espace imaginaire où il laisse libre cours à ses fantasmes, résiste à l’écrasante réalité. Ses rêves le vengent de tous ces prétentieux (« ils croient tout savoir ») jusqu’à la fin éloquente de la nouvelle : debout, « droit, fier et hautain » (en anglais, « erect », terme plus sexuel), le sourire aux lèvres face à un peloton d’exécution imaginaire, le grand rêveur Walter Mitty triomphe d’un réel castrateur, victoire ironique d’un esprit de fantaisie contre l’esprit pratique d’un monde dénué de poésie. Personne ne saurait interférer avec sa rêverie capricieuse, expression de sa dignité.
Seul maître à bord, l’écrivain aussi a le privilège de n’en faire qu’à sa tête. En insérant de la fiction dans la fiction, Thurber crée une habile mise en abyme et souligne la magie de la fiction. Dans l’un des épisodes de rêve de Walter Mitty, l’humoriste utilise la métonymie du stylo pour faire l’éloge de la fiction : le héros s’imagine célèbre chirurgien contraint de réparer une machine à anesthésier en enfonçant un stylo à la place du piston défectueux. Cet objet, c’est bien sûr l’arme de l’écrivain qui lui sert à créer de l’illusion et à dominer le réel. La nouvelle célèbre ainsi les deux facultés d’imagination que distingue la langue anglaise contrairement au français : « fancy », la capacité à la rêverie spontanée, et « imagination », le pouvoir créateur de l’artiste.
Le mépris des clichés littéraires
L’inventivité promue par l’écrivain se déploie au mépris des codes traditionnels communs des systèmes littéraires et James Thurber fait preuve d’insolence et d’irrévérence envers toute forme de conventions en littérature. Non content d’ouvrir et conclure bon nombre de ses fables par la parodie des formules de contes de fées, l’humoriste montre une connaissance approfondie des clichés utilisés dans le film de guerre héroïque, la comédie sentimentale glamour en milieu médical ou le film de prétoire avec suspense et rebondissements, tous drôlement détournés dans La vie secrète de Walter Mitty : l’humoriste exagère les caractéristiques d’un commandant intrépide et viril qui brave les ennemis en sirotant son whisky ou met en scène un drôle de chirurgien mondain et un tireur d’élite qui se retrouve dans le box des accusés où, au lieu de se défendre, il s’accuse d’un meurtre par pure vantardise.
L’histoire de Mr Preble se débarrasse de sa femme met le mieux à plat tous les clichés du roman policier : l’époux qui projette de tuer sa femme afin de filer avec sa secrétaire lui fait la proposition loufoque de descendre à la cave pour inventer un jeu absurde avec des morceaux de charbon. Contre toute attente, il avoue : « Je veux me débarrasser de toi. Est-ce que tu trouves quelque chose à redire à ça ? Ça se fait tous les jours. L’amour est une chose incontrôlable ». Quand il déclare brutalement : « je m’apprêtais à te cogner sur le crâne avec cette pelle », on comprend que pour James Thurber, les mots ne doivent pas servir à édulcorer le réel. La parodie ridiculise le sentimentalisme des romans à l’eau de rose : « Nous ne descendons plus jamais à la cave, comme dans le temps ! Les femmes des autres descendent à la cave. Pourquoi ne veux-tu jamais rien faire de ce que je te demande ? Je rentre crevé de fatigue et tu ne veux même pas descendre à la cave avec moi ! Ça n’est pas comme si je te demandais d’aller au cinéma ou un truc de ce genre ». A contre-pied des stéréotypes de la littérature de genre, le couple se dispute pour savoir lequel des deux a compris le plan macabre en premier et l’épouse finit par offrir un conseil cocasse sur l’arme à utiliser afin de se débarrasser d’elle sans risque. Son grief au début de l’histoire d’avoir été interrompue dans la lecture d’un roman (« Je ne saurai jamais la fin de l’histoire ») fait écho à l’histoire elle-même dont on ne connaîtra jamais la fin, parodie des happy ends hollywoodiens. L’ironie est à son comble quand Mr Preble rétorque à sa femme : « inutile de prendre un ton sarcastique » alors que l’humoriste a justement installé l’ironie au cœur de son dispositif d’écriture, une ironie garante d’effets de décalage humoristique et de chutes originales. Le sens de la parodie atteint son apogée dans Le mystère du meurtre de Macbeth lorsqu’une américaine peu lettrée prend le drame de Macbeth pour un roman policier (« D’abord, je ne crois pas une seconde que ce soit Macbeth qui a fait le coup ») et toute la nouvelle devient une relecture de la pièce de Shakespeare à la manière d’un roman policier, morceau de bravoure d’un écrivain qui ne conçoit pas l’écriture autrement que comme une forme d’irrespect.
Les grands ennemis de James Thurber en littérature, ce sont les littéralistes : « Mais tu prends toujours tout ce qu’on te dit à la lettre » s’offusque Mr Preble, condamnation implicite des lecteurs paresseux et naïfs qui ne savent lire qu’au premier degré. Dans Imprudents voyageurs, même les guides de voyage ne promettent pas de très bonnes vacances si on les suit à la lettre.
James Thurber a Quelque chose à dire, comme l’indique le titre d’une de ses nouvelles qui fait la parodie d’un artiste maudit, vain et dénué d’humanité. Son œuvre dit la victoire de l’esprit et de la fantaisie, la vanité et le ridicule des hommes. On pourrait situer l’humoriste aux antipodes du protagoniste de la nouvelle… à moins que la nouvelle soit, au contraire, une auto-parodie ironique : « Vereker était écrivain… Il accablait ses amis de railleries et injuriait les maîtres de la littérature, en mettant à nu, mieux que personne, leur côté superficiel… Il ajoutait à ses critiques mordantes une fantaisie exceptionnelle assez proche de celle de Lewis Carroll… L’esprit le plus fertile, le plus original… Le Monde l’a perdu, l’Enfer l’a gagné ! ». L’humour console de tous les maux.
Mona
James Thurber (1894-1961), illustrateur, cartooniste, l’un des plus grands humoristes Américains, est né dans une petite ville de l’Ohio. Auteur de nouvelles et de plus de 75 fables, il s’inspire beaucoup de sa vie dans la middle class de l’Amérique profonde dont il aimait faire la satire. Le célèbre New-Yorker magazine a publié l’essentiel de ses nouvelles et ses nombreuses fables se trouvent rassemblées dans Fables pour notre temps et poèmes célèbres illustrés (1940) et La bête en moi et les autres animaux (1948). Ses ouvrages gagnent à être lus en anglais et sont parfois difficiles à trouver en français. La Dernière Fleur, parabole en image, a été traduite par Albert Camus en 1952.
La Dernière fleur, 1939, parabole en image traduit en 1952 par… Albert Camus à la perte d’humanité La guerre avait tout détruit ; la guerre avait avili les hommes. Les « Seigneurs de la Terre » étaient devenus une race déchue. Heureusement, il y avait une fleur, une seule fleur : la seule fleur de toute la planète. Elle sema une petite graine d’amour dans le cœur d’une femme, et… tout recommença. Tout : la vie, mais aussi la guerre.
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