La vie sans histoire de James Castle, Luc Vezin (par Catherine Dutigny)
La vie sans histoire de James Castle, Luc Vezin, éditions Arléa, août 2022, 224 pages, 19 €
Edition: Arléa
La démarche originale d’un historien de l’art
C’est en page 39 du roman de Luc Vezin que l’on découvre ce qui aurait pu être son incipit lorsqu’il écrit à propos de son projet d’écriture et de son personnage principal, James Castle : « /…/ manipulé plus que guidé par cette ombre insaisissable et changeante, je me suis laissé entraîner au gré des écritures, de l’épopée aux confessions sordides ou pleurnichardes ; j’ai fait balbutier un mutique et écrire un illettré ; j’ai tâté du pire journalisme, de la froide documentation ; j’ai ouvert des journaux intimes et violé une correspondance imaginaire. J’ai rapporté des légendes auxquelles je ne croyais pas et cédé aux slogans mensongers des réclames. J’ai chanté faux en écorchant l’anglais. Et, pour finir en beauté, j’ai voulu faire parler les murs d’une maison vide, derrière lesquels se cachait James, avant de sombrer dans la poésie, comme d’autres dans l’alcool ou le crime. Et, après tant d’années vagabondes, moi qui, comme disait mon père, “Cherchais une histoire”, je n’ai rien trouvé d’autre à écrire que “La vie sans histoire de James Castle” ».
Lors d’un voyage à Philadelphie en octobre 2008, Luc Vezin découvre dans une exposition les dessins de James Castle. Il y a été poussé par les confidences d’un sino-américain rencontré dans un bar, peintre au talent incertain mais l’un des tout premiers à avoir présenté les dessins à un artiste et professeur reconnu dont la sentence fut immédiate et l’éloge dithyrambique. Quant à Luc Vezin, la première impression le laisse de marbre : dessins naïfs et répétitifs. Mais le doute s’installe : « Je ne serais jamais rien d’autre qu’un homme au regard trop sec, incapable d’échapper à son intellectualisme bidon ». Puis, « relisant » chaque œuvre exposée, la curiosité de cet historien de l’art s’éveille et s’émerveille à la découverte des multiples influences des différents courants artistiques du XXe siècle qui traversent les travaux de Castle. Une passion naît qui le poursuivra de longues années. C’est décidé : Il fera vivre une seconde fois l’artiste, et il donnera la parole à James Castle.
De la suie et de la salive, de la terre et de l’herbe
Né en 1899 à Garden Valley dans l’Idaho lors de l’incendie de la ferme parentale, James Castle est sourd et sans doute autiste. Privé de langage, mis à part rires tonitruants et grognements rauques, il grandit dans un univers rural à la William Faulkner. Persécuté, moqué, le plus souvent ignoré par les habitants de Garden Valley, protégé par ses parents, ses sœurs et plus particulièrement par Patricia, elle-même sourde, le dessin devient très tôt son seul mode d’expression. On le craint également car il est fort, lourd, puissant et ne contrôle pas toujours ses colères. Il dégoûte par sa goinfrerie, ses habits toujours sales, ses mauvaises manières. Aussi, étonner les autres, mais surtout exister à leurs yeux, attirer leur attention et sans doute communiquer par le dessin devient chez lui une obsession. Mais James ne fait rien comme personne. Au lieu d’utiliser crayons ou pinceaux, c’est la suie du poêle qui l’attire. Son odeur, sa matière et son goût. Fidèle à sa mission, Luc Vezin fait parler celui que ses biographes nomment « l’illettré » et qui n’a jamais appris le langage des signes : « Mais, dans le tuyau, le bois et les papiers n’étaient pas recouverts du noir de l’hiver, comme sont les arbres sous le blanc de la neige. Ils s’étaient changés en ce noir silencieux d’après le feu, ce noir qui brille encore dans les tuyaux quand tout le reste est parti en fumée. Et ce noir était tellement mon noir, et je voulais tellement qu’il soit moi, que j’en avais mis sur mes mains et ma langue. Mais il n’avait pas le goût de ce qu’on avale. Alors je l’ai recraché dans ma main, et j’ai regardé le noir liquide. Je l’ai fait couler sur un de mes papiers et je l’ai étalé ». Tout est bon pour servir de support à ses dessins : papiers d’emballage, enveloppes, étiquettes de Corned-beef, journaux, magazines, paquets de Camel, etc. Tout est sujet à sa frénésie de représentation : la grange, les êtres qu’il affuble de têtes carrées, les poteaux, les arbres, la nature qui l’entoure et que sa mémoire visuelle prodigieuse permettra de restituer bien après avoir quitté Garden Valley. Il crée des alphabets, des chiffres, bricole des « livres ». James ajoute une ficelle à ses dessins pour qu’on les accroche aux murs comme il l’a vu faire chez ses parents avec ce petit bonhomme cloué sur une croix. Peine perdue, personne n’en veut. Donc, il accumule, trouve de multiples cachettes dans la glacière de la grange pour enfouir ces centaines (milliers ?) de dessins dont les regards se détournent. Lorsque son père inquiet de son goût pour les allumettes, lui fabrique un atelier portatif, il se met à pétrir la glaise, la mêle à de l’herbe, sculpte de petits personnages et des animaux. Ses nouvelles productions rencontrent la même indifférence que ses dessins. Un coup de pied, là où elles sont posées à même le sol, et elles retournent à leur état premier.
Le succès
La connaissance des dons de James Castle ne dépassa pas le cercle familial et amical jusqu’en 1950. Une date à laquelle son neveu, Bill, lui-même étudiant en art, présenta des dessins de son oncle à l’ami sino-américain qui lui retourna les appréciations élogieuses de son Maître. Cette première réaction le poussa à présenter à son tour les œuvres à son professeur Angelo Cavalieri. Peu à peu les œuvres de James Castle sont exposées avec plus ou moins de succès. L’artiste « primitif » n’est ni du goût du public ni du goût des critiques d’art de l’époque. Bill insiste et peu à peu la notoriété de son oncle grandit, à tel point qu’au cours des vingt-cinq dernières années des expositions majeures ont été organisées dans les plus grands musées américains mais aussi en Allemagne, en Irlande, au Japon, au Royaume Uni et en France. Dès 1974, trois ans avant sa mort, il devient un « outsider », terme inventé par les historiens d’art américains pour distinguer son œuvre d’artiste handicapé de celui des primitifs.
Mieux qu’une biographie
Au moment de refermer avec regret le puissant et poétique livre de Luc Vezin, et alors que l’on a déjà oublié le contenu de la page 39, la curiosité nous pousse à lire le chapitre Précisions et remerciements, qui commence ainsi : « Ce roman est librement inspiré par la vie et l’œuvre de James Castle, seul personnage qui figure ici sous son nom réel. Tous les autres protagonistes doivent être considérés comme fictifs ». On y apprend quelques lignes plus loin que la fameuse rencontre avec le peintre sino-américain n’a jamais existé, Luc Vezin ayant découvert bien autrement les œuvres de James Castle. On vitupère, on tape des noms sur Internet : « Angelo Cavalieri » et… rien. Pourtant, ce James a bien existé, ses œuvres sont reproduites à l’envi et les témoignages, les confidences, les lettres qui forment l’écrin de son existence et qui sont retranscrits dans le livre, nous ont paru tellement intéressants et vraisemblables ! De cet homme mystérieux, ses biographes américains ont fait un mythe. Avec ses dessins, James Castle s’est inventé un langage, avec ses alphabets, une écriture. Avec sa plume, Luc Vezin lui a redonné son humanité, et avec sa fiction, une histoire. Formidable roman.
Catherine Dutigny
Après des études de philosophie, Luc Vezin se dirige vers le journalisme et l’histoire de l’art qu’il enseigne actuellement dans deux écoles supérieures des Beaux-Arts (Rennes, Le Mans). Critique d’art et journaliste pendant quinze ans, il a également publié Les Artistes au Jardin des Plantes (Herscher, 1990), Kandinsky et le Cavalier bleu (Terrait, 1991), et une correspondance avec l’artiste américain Lawrence Weiner, Trois petits canards, une eau de vie (JNF Productions, 2002). La vie sans histoire de James Castle est son premier roman (Arléa, 2022)
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