La vie ordinaire, Adèle Van Reeth (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)
La vie ordinaire, Adèle Van Reeth, Gallimard, juin 2020, 187 pages, 16 €
« Pourquoi la vie possible est-elle plus séduisante que la vie ordinaire ? »
A mi-chemin entre le récit et l’essai, Adèle Van Reeth nous invite à poser un regard philosophique sur nos vies ordinaires, sur cette banalité du quotidien qui à la fois nous rassure et nous agace. L’ordinaire, cet étrange malaise nommé par Baudelaire « Anywhere out the world », ou encore ce sentiment visqueux si bien décrit dans La Nausée de Sartre, A. Van Reeth le confronte à la lumière de la philosophie américaine que l’on connaît peu en France. Ce livre est la possibilité d’une rare et délicieuse rencontre avec des philosophes américains atypiques et novateurs comme Ralph Waldo Emerson, Stanley Cavell, et Henry David Thoreau.
Le tête-à-tête chaleureux autour de sushis ordinaires entre Adèle Van Reeth et le philosophe Stanley Cavell rappelle l’ambiance loufoque des rencontres imaginées par Roland Jaccard dans Le Cimetière de la morale (PUF, 1995). Ces ambiances de cafés ou d’hôtels où le temps semble s’être arrêté pour laisser place à une discussion avec les plus grands esprits des siècles passés.
La différence est que Roland Jaccard nous fait voyager dans les profondeurs de la philosophie allemande, alors qu’Adèle Van Reeth nous offre un décor Midwest et décontracté pour se plonger dans la pensée de l’ordinaire. Nous sommes loin du regard lucide et extraordinaire de Schopenhauer « avec son habit démodé, son jabot de dentelle et sa cravate blanche, sa figure ridée et sèche » où « Le travail se lit » sur sa figure (Le Cimetière de la morale, R. Jaccard).
Adèle Van Reeth nous arrache de la philosophie grandiose allemande pour mettre le cap sur les Etats-Unis, ce pays que l’on juge souvent trop hâtivement comme non philosophe. « Comme si la haute culture avait été préemptée par le vieux continent, il ne restait aux Américains que les miettes, la culture de bas étage et les soucis ordinaires ». En partant étudier à Chicago, Adèle Van Reeth a découvert que l’ordinaire avait le droit de cité en philosophie grâce à Emerson. Elle décide alors de prendre l’avion pour New York puis le bus jusqu’à Boston pour rencontrer Stanley Cavell, fils spirituel d’Emerson. « Dégustant patiemment l’assiette de Sushis qu’il avait commandés pour nous deux (les premiers de ma vie), il déplia pour moi le contenu de ses analyses en décortiquant des crevettes ». Mais l’ordinaire n’est pas un plat facile : « Oh but you see… L’ordinaire n’est pas un concept. C’est une quête ».
En effet, l’ordinaire est une quête complexe. On y sent un goût duel, à la fois amer et doux : le goût français plutôt visqueux que Sartre a mis en évidence ou le goût américain des petits riens sur lesquels Emerson s’extasie. L’ordinaire peut provoquer le cafard ou à l’inverse un retour vers soi, un « remariage » comme l’explique Stanley Cavell dans son livre A la recherche du bonheur. Emerson s’enthousiasme sur les petits riens de l’existence : « La viande qui rôtit dans l’âtre, le lait qui chauffe dans la casserole, la chanson que l’on fredonne dans la rue ». Ce philosophe est fier de montrer qu’il faut prêter attention à autre chose que le grandiose et estime que la philosophie européenne est trop ancrée dans le romantisme, qu’elle « ne jure que par le sublime et le grandiose ». Or Stanley Cavell pense qu’une transformation de soi « ne peut se faire qu’au prix d’une certaine attention accordée à l’ordinaire ».
Tout comme Emerson et Cavell, Adèle Van Reeth ne semble pas sensible au grandiose. Très lucide sur l’absurdité de l’existence, elle a un dégoût pour la célébration du quotidien. La jouissance est peut-être une question de caractère. C’est ce qui la distingue de la joie. Cependant, contrairement à Spinoza, la joie, façon « hymne de Beethoven », n’est pas pour elle le but ultime. « D’Aristote à Spinoza l’éloge de la joie m’avait profondément ennuyée ». Elle est davantage attirée par l’état sauvage d’Henry David Thoreau. « Pourquoi l’état sauvage fait-il tant rêver ? Parce qu’on se dit que ce qui est sauvage est tout sauf ordinaire ».
Et malheureusement le quotidien n’a pas la beauté du sauvage, il est une succession de contraintes, « d’épines domestiques » comme les appelait Montaigne. Faire la vaisselle, déboucher l’évier, laver le linge… Ces contraintes qui « empêchent le travail de l’esprit ». C’est pour cette raison que Virginia Woolf voulait pour pouvoir écrire tuer « l’ange du foyer », la vie domestique. Adèle Van Reeth souligne que finalement Emerson qui glorifiait l’ordinaire s’est cogné à la même impasse que Virginia Woolf qui voulait s’affranchir de la vie domestique : la mélancolie. La mort prématurée du fils d’Emerson a suscité le même chagrin que l’absence d’enfant de V. Woolf. Triste fatalité, l’ordinaire ne sauve pas de la mélancolie du quotidien.
La naissance : une séparation que l’ordinaire essaie de réparer ?
Le récit de ce livre est subtil car il vient appuyer les arguments philosophiques énoncés. En effet, notre animatrice des « Chemins de la philosophie » débute son roman sur le thème de la rupture, la séparation : celle de la naissance d’un enfant qui est séparé du ventre de sa mère. « Ta naissance sera une rupture ». C’est la rupture qui permet la rencontre entre une mère et son bébé. « Le drame ce n’est pas la rupture, le drame, c’est ce dont la rupture veut venir à bout : l’inéluctable condition ordinaire de notre existence qui nous assoiffe d’extraordinaire ». A. Van Reeth met en miroir deux opposés : d’un côté la naissance, la grossesse qui est un phénomène extraordinaire dans la vie d’une femme et de l’autre la mort, celle prévisible de son père malade que l’on découvre à la fin du livre et qui se console avec des fragments de la vie ordinaire. La grossesse « boostée aux hormones » avec ses « nuages roses » détrône l’ordinaire. Mais la naissance reste une séparation comme la mort. Et la philosophie de l’ordinaire nous permet de nous « remarier » avec nous-même. Pourtant la théorie d’Emerson semble échouer lorsqu’il perd son fils. Cette mort est gratuite, le chagrin d’un être perdu n’enseigne rien. La douleur n’apprend que l’insignifiance.
La mise en parallèle de sa grossesse avec la fin possible de son père ainsi que la description d’un avortement rappelle l’absurdité de notre existence, thème prédominant dans l’œuvre de Camus ou encore La Nausée de Sartre. Ainsi, après le voyage américain exotique de la philosophie sur l’ordinaire, nous revenons tout doucement en France avec Sartre, Camus (où nous pouvons apprécier la visite d’A. Van Reeth chez Catherine Camus dans sa maison à Lourmarin), et Clément Rosset.
« La lecture du roman de Sartre m’avait aidée à formuler le type de trouble que les moments ordinaires faisaient jaillir de manière spectaculaire ». « La répugnance du visqueux (…) le risque d’être bu par les choses “comme l’encre dans un buvard”, c’est mon mode d’être au monde. Quand Camus jouit, Sartre vomit et je porte les deux en moi ».
Nous avons en chacun de nous une dualité. Adèle Van Reeth en illustre parfaitement l’intranquillité qui en découle de façon visqueuse. Elle se refuse à la fin du dualisme prôné par Spinoza et aux sirènes libératrices de la joie. Elle préfère s’en remettre à l’ordinaire nonchalant qui nous sauve du caractère tragique de la mort.
« Le bitume imbibé du soleil de juin nous aveugle, tu déplaces ton visage à l’ombre des branches, tu as oublié tes lunettes de soleil, je te propose les miennes, tu acceptes et c’est moi qui ne vois plus rien ».
Marjorie Rafécas-Poeydomenge
Philosophe spécialiste de l’ordinaire et de cinéma, Adèle Van Reeth anime Les Chemins de la philosophie, l’émission quotidienne de philosophie de France-Culture.
- Vu: 2121