La vie magnifique de Frank Dragon, Stéphane Arfi
La vie magnifique de Frank Dragon, janvier 2017, 272 pages,
Ecrivain(s): Stéphane Arfi Edition: Grasset
Ce premier roman de Stéphane Arfi détonne par son ambition : raconter à nouveau ce qui l’a déjà été mille fois, parfois jusqu’au trop-plein mémoriel, la France de Vichy, la Libération et le début des années 50 avec une population éreintée qui ne se remet pas d’avoir voulu Pétain quelques mois plus tôt… Oui, le Vel d’Hiv, Drancy, Auschwitz, Oradour, tout cela a été dit, et très bien. Les Juifs cachés par des voisins, des amis, des inconnus, des Justes, tout cela a été documenté, filmé très souvent et tout aussi bien. Alors comment dire à nouveau cette histoire ? Comment reposer des mots sur ces sommets de l’horreur qui nous semblent si lointains mais ne cessent de nous hanter ? Et surtout, pourquoi dire à nouveau cette Histoire ? D’abord, comment raconter ce passé qui ne semble toujours pas vouloir passer ?
Pour toute réponse, Stéphane Arfi choisit une prose narrative empreinte d’une poésie hallucinée. Cette poésie, il la fait passer par le regard d’un enfant mutique, Frank Dragon, 6 ans à peine. Et l’histoire lointaine déroule le connu sur un fond de réalisme poignant, à bout portant. On revoit les scènes attendues – et redoutées – et on est saisi par l’innocence, la fraîcheur, l’humour de ce gamin qui note dans sa tête ses souvenirs à lui, de drôles de souvenirs : ses parents déportés vers l’horreur, une « Grand-Mère-de-la-Guerre » qui l’héberge à la dure chez elle, en Province, son arrivée chez les Pères, et le Papa, le vrai, qui revient des camps de la mort, racontant dans le détail l’ignoble travail du sonderkommando dans lequel il a été enrôlé de force par les Nazis. Et puis l’enfant grandit, il s’enfuit du pensionnat, il s’évade vers Paris, il erre, tombe malade, est soigné par le Docteur Destouches, alias L.F. Céline en chair et en os et il finit sur un cargo qui l’emportera vers une nouvelle vie. La vérité est que ce « Comment » est si inattendu, traversé par une telle inventivité de la langue que la réalité vous saute au visage à chaque page. Et l’on voit le « Pourquoi » de l’entreprise émerger : pourquoi redire ce que l’on sait déjà ? Pourquoi revenir sur ces chemins sinistres ? Pour ne pas oublier. Pour témoigner pour le présent, pour éclairer les vivants, pour rappeler la fragilité de l’existence et son importance : ces gens qui ont traversé le pire, que nous disent-ils ? Que nous disent les survivants, que nous disent ceux qui les ont aidés, ceux qui ont reconstruit ? Qu’ils défendent la vie. Qu’ils aiment la vie, malgré elle, malgré sa cruauté, malgré son injustice. La vie ne vaut rien, mais rien ne vaut la vie, dit l’un des personnages qui cite Malraux sans le savoir. La vie qui finit par reprendre son cours, qui ne renonce pas. Ce roman étrange en est un hymne vibrant, à la vie. Et un témoignage de ce que la littérature peut lorsqu’elle le veut : changer les choses. Redonner de l’espoir : « Un espoir rayonnant pour lequel il faut se battre, comme le dit le poète Aimé Césaire que rencontre Frank et que l’auteur fait parler avec cette joliesse langagière qu’avait le chantre de la négritude. Car, ajoute le poète Martiniquais, si l’espoir se conquiert, alors nulle blessure n’est inutile ! »
Mine de rien, et malgré quelques passages trop longs et des premières pages déroutantes, cette Vie magnifique de Frank Dragon touche à son but : nous donner l’envie de vivre.
Valérie Kerrec
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