La Vie en chantier, Pete Fromm (par Jean-François Mézil)
La Vie en chantier, Pete Fromm, Gallmeister, septembre 2019, trad. américain Juliane Nivelt, 381 pages, 23,60 €
Une comédie musicale comme savent les faire les Américains ! Voilà à quoi ce livre m’a fait penser.
Vous connaissez comme moi la recette : une histoire à l’eau de rose ; des personnages bien lissés et pétris de bons sentiments ; vous ajoutez des voix superbes ; de beaux costumes ; des décors à vous en mettre plein la vue ; une chorégraphie calée au poil ; des jeux de claquettes époustouflants ; une synchronisation parfaite. Au final, on se régale et on applaudit à tout rompre.
Eh bien, c’est un peu ça, ce livre. Il y a tout au départ pour faire un navet, et Pete Fromm, je ne sais comment (son talent doit y être pour quelque chose), nous tient d’un bout à l’autre. La Vie en chantier pourrait tenir le haut de l’affiche à Broadway.
J’entends les critiques :
– C’est jamais qu’une histoire d’amour. Depuis qu’on en écrit !
– Exact, mais l’écriture peut tout.
– Les personnages sont trop beaux pour être vrais.
– N’empêche qu’on s’attache terriblement à eux.
– Le scénario reste cucul.
– Cucul à souhait, je vous l’accorde. Mais on est pris par l’émotion et on n’espère qu’une chose : que la fin soit comme on la souhaite.
– Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants, c’est ça ?
Le truc bateau, je vous l’ai dit. Sauf que Pete Fromm ouvre une malle secrète. En sort de vieilles hardes ringardes et, comme d’autres font un carrosse d’une citrouille, confectionne, sous nos yeux éblouis, un costume de prince aux fils de soie et d’or. Le miracle ! Un talent de grand couturier !
Disons quelques mots de l’histoire, du moins son début.
Ted (alias Taz, menuisier-ébéniste) et Marnie vivent en couple.
Un crédit sur le dos. Dans les travaux depuis trois ans : « La maison […] les dévorait vivants ».
Marnie est enceinte (« Son ventre est comme une montagne dont les seins seraient les contreforts »). La perte des eaux. L’accouchement. Le drame : « Hématome. Contusion. Embo… Embolie pulmonaire. EP ». Taz se retrouve seul avec sa fille, Midge.
L’écriture alors adopte un autre rythme, comme si la phrase, elle aussi, s’était pris un direct dans le bide. Qu’elle haletait, pliée en deux. Qu’elle en chialait. Une langue brute (pas encore poncée, elle vous laisse des échardes) sème sur les pages, à coups de rabot, des copeaux de phrases à odeur de bois.
Justesse des dialogues et des situations.
Justesse et pudeur.
Oui, je n’en reviens pas, le talent d’écriture de Pete Fromm a forcé mon adhésion.
De la retenue, un doigté, une pudeur irréprochable.
L’auteur distille l’émotion au travers d’un alambic. Goutez-moi cette eau-de-vie ! « – Il n’y a pas une seule photo de Marnie dans la maison, dit Lauren. Tout le monde se tait. Même Rudy ».
Et pour relâcher la pression, il relève la soupape avec des formules amusantes : « Il sort Midge de son lit dès son premier “areu” et la nourrit tandis qu’elle transforme sa chaise haute en décharge, comme d’habitude, la maculant de bouillie de riz. Elle peint plus qu’elle ne mange ».
L’enfant, bien sûr, tient la vedette. Elle domine de la tête tous les adultes. Elle est avenir par nature et incarne la vie : « À partir de maintenant, tout est pour elle ».
Il faut bien fêter Halloween, Noël et son anniversaire : « Tu as le devoir d’être heureux pour le bien de Midge ».
La tension monte. Pete Fromm nous immerge dans l’âme de Taz. On lutte avec lui à contre-courant : « Il avait contourné le petit tourbillon pour remonter vers la vraie source du courant ».
Jouer à être heureux. Faire semblant de vivre. En quoi Taz est-il libre ? Marnie est toujours présente, toujours vivante en lui : « Il sent Marnie l’envelopper dans ses bras et l’étreindre, comme elle le faisait de son vivant ».
Il parle d’elle à sa fille : « Elle s’approche du cap de Bonne Espérance. Enfin, aux dernières nouvelles, avant qu’on perde le contact. Elle est peut-être déjà arrivée au Pays imaginaire ».
Marnie sort de l’ombre à tout moment. Elle suit Taz dans son atelier et intervient dans la conversation : « – J’avais un projet. Mais il y a eu un imprévu. – Exact, lance Marnie, à l’autre bout de la table. Désolée de t’avoir laissé tomber ».
Même s’il essaie de résister (« Vous n’avez jamais eu l’impression que faire le moindre pas en avant serait… mal ? Une sorte de trahison ? »), Taz n’aura pas le choix. Il devra s’extraire de sa déprime. Faire ce pas en avant et trahir.
D’ailleurs Marnie est la première à le pousser dans les bras d’Elmo, la baby-sitter : « Ce n’était qu’une invitation à dîner. Pour que tu ne sois pas seul. Et qu’elle ne soit pas seule. C’est plutôt gentil, tu comprends ? ».
Midge aussi s’y met : « – Mama ? demande Midge. – Non, Midge. C’est juste Elmo ».
Et Lauren, la mère de Marnie, en remet une couche : « Vous n’avez même pas trente ans, Ted » ; « Si quelque chose se passait à Helena […] Marnie serait contente pour vous ».
La comédie musicale approche de sa fin : « Elle commence à me plaire ta Muppet, dit Marnie ».
Jean-François Mézil
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