La Vie d’un poète, Poèmes et écrits sur la poésie, Stefan Zweig (par Patryck Froissart)
La Vie d’un poète, Poèmes et écrits sur la poésie, juin 2021, trad. allemand, Marie-Thérèse Kieffer, Edition bilingue, Préface Gérard Pfister, 186 pages, 17 €
Ecrivain(s): Stefan Zweig Edition: Arfuyen
La renommée de Stefan Zweig s’est bâtie très tôt sur son talent incontesté de nouvelliste. On sait généralement moins qu’il est l’auteur de trois courts recueils de poèmes publiés respectivement en 1901, 1906 et 1924. Face à cette production relativement réduite par rapport à l’ensemble de sa bibliographie, le grand rêve de l’écrivain a pourtant toujours été d’être connu et reconnu comme poète. C’est donc œuvre utile et nécessaire qu’ont faite les éditions Arfuyen en nous offrant, par cette chrestomathie de textes poétiques, encadrés d’écrits sur la poésie, l’opportunité de découvrir une facette moins connue du talent de Stefan Zweig.
L’architecture de l’ouvrage est judicieusement bâtie sur :
– La préface de Gérard Pfister consistant en une étude fouillée de la posture littéraire de Zweig face à la poésie, étayée et illustrée d’extraits de correspondances et d’écrits divers exprimant notamment les regrets de l’écrivain de s’être laissé emporter par les vagues de succès qu’ont soulevé ses publications de nouvelles, de critiques, de portraits, de biographies, au point d’avoir submergé, chaque publication en entraînant une autre, sa vocation de poète, et quelque peu étouffé son aspiration (sinon son inspiration) à une écriture poétique qu’il n’a toutefois jamais totalement délaissée et qui figure en filigrane de son œuvre littéraire.
Cette vocation, cette posture, ce statut à quoi il se sent destiné, « on dirait, écrit le préfacier, qu’il fait tout pour s’en éloigner tant il se disperse dans toutes sortes d’activités alimentaires ou bénévoles, honorifiques ou boutiquières ». Il en est conscient. Il en souffre, mais il laisse aller, et se trouve des excuses : « Je crois qu’à part Rolland, personne n’a jamais autant donné de sa personne – parfois pour des choses qui ne le méritaient pas, ou étaient inutiles […] mais cette implication fait partie de ma nature ».
Il lui pèse donc, au fil des ans, de « faire carrière » d’écrivain. On pense à Leiris, que son succès importunait, ce dont rendait compte Maurice Nadeau : « Ce qui le chagrine davantage encore c’est de devoir faire figure d’écrivain. Un écrivain qu’on apprécie et qu’on loue, à qui on décerne des récompenses, qui fait en somme carrière » (1).
– La compilation choisie de vingt-deux poèmes de Zweig, de longueur et de composition variées, dont Polyphème, peut-être le plus connu, et la longue Ballade sur un rêve.
Sources d’inspiration les plus occurrentes : la stimulation des sens provoquée par la vision de certains lieux, urbains ou ruraux, à certaines heures, aurores, crépuscules, nuits : Lever de soleil sur Venise, Île silencieuse, Nuit sur le lac de Côme, Ville au bord du Lac, et cetera.
L’ensemble est cadré temporellement dans le recueil, qui commence par « L’homme de soixante ans remercie », et se termine par un nostalgique « Chère enfance » évoquant un précoce éveil à l’appréhension de l’univers et l’impatience de l’envol poétique.
A peine un coup d’œil, et déjà j’avais bondi.
Le monde était à moi ! Mon sentiment élargi
s’égarait en mille frissons brûlants
– Classique mais toujours précieuse, la présentation bilingue avec la version originale en page de gauche et, en miroir sur la page de droite, la traduction française de Marie-Thérèse Kieffer, configuration qui permet aux lecteurs français germanophones de pleinement savourer le texte premier tout en appréciant à sa juste valeur le travail de « translation » poétique opéré par une traductrice qui a, d’évidence, réussi à transférer dans notre langue l’impressivité initiale, ce qui n’est pas œuvre aisée lorsqu’il s’agit de poèmes.
– L’insertion, entre chacun des sept groupes de poèmes, d’écrits de Zweig sur la poésie, sur sa fonction, sur son futur, de réflexions sur l’œuvre et la vie de poètes qu’il a rencontrés par la lecture ou, s’agissant de Verhaeren (qu’il considérait comme son maître), de Kleist et de Rilke qu’il porte aux nues, de poètes qu’il a intimement, amicalement et fraternellement fréquentés, dont il eût voulu être l’un des pairs (nombre des moments qu’il a passés avec eux étant par ailleurs ici plaisamment racontés par l’auteur).
Quand je pense aujourd’hui à Rilke ou à ces autres maîtres qui ont forgé le verbe avec l’art accompli de l’orfèvre, quand je pense à ces noms vénérés qui ont illuminé ma jeunesse comme une inaccessible constellation, je suis irrésistiblement saisi par cette mélancolique interrogation : de tels poètes, si purs, si totalement voués à leur art, seront-ils encore possibles dans les turbulences et le désordre universel de notre temps ?
Question douloureusement actuelle. Merci à Gérard Pfister, à Marie-Thérèse Kieffer et aux Editions Arfuyen de nous la (re)poser par la voix de Stefan Zweig.
Zweig méritait, absolument, cet acte de remise en évidence d’un talent qu’il a tant regretté de n’avoir pas « eu le temps » d’épanouir.
Nul doute qu’il l’eût apprécié.
Le lecteur, lui aussi, l’appréciera.
Pour le plaisir :
Die Wolken
Vom Glanz des Mittags golden angeglüht
Lieg ich im Gras. Ich bin so wohlig müd.
Ein Schweigen flimmert. Warmen Atems ruht
Das Leben aus. Nur hoch in blauer Flut
Gehn Wolken hin, das einzig noch Bewegte
Der schwülen Welt, die sich zum Schlafe legte.
Patryck Froissart
(1) Le Livre de la Quinzaine, La Quinzaine littéraire N°12, 15 septembre 1966
Stefan Zweig, né le 28 novembre 1881 à Vienne, en Autriche-Hongrie, et mort par suicide le 22 février 1942 à Petrópolis au Brésil, est un écrivain, dramaturge, journaliste et biographe autrichien. Ami de Sigmund Freud, d’Arthur Schnitzler, de Romain Rolland et de Richard Strauss, Stephan Zweig fit partie de la fine fleur de l’intelligentsia juive de la capitale autrichienne avant de quitter son pays natal en 1934 à cause des événements politiques. Réfugié à Londres, il y poursuit une œuvre de biographe (Joseph Fouché, Marie Antoinette, Marie Stuart) et surtout d’auteur de romans et nouvelles qui ont conservé leur attrait près d’un siècle plus tard (Amok, La Pitié dangereuse, La Confusion des sentiments). Dans son livre testament, Le Monde d’hier, Souvenirs d’un Européen, Zweig se fait chroniqueur de l’« Âge d’or » de l’Europe et analyse avec lucidité ce qu’il considère être l’échec d’une civilisation.
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