La vie brûle, Jean-Claude Leroy (par Marc Wetzel)
La vie brûle, Jean-Claude Leroy, Editions Lunatique, octobre 2020, 212 pages, 20 €
« Tout le réel, rien que lui, dans mon je essoufflé » (in Ça contre Ça, Rougerie, p.61, 2018).
L’auteur (né en 1960) de ce livre, poète et essayiste, est ici aventurier et chroniqueur (instruit, agité et fin) d’une période de quelques mois du début 2011 où il se trouvait en Egypte (Alexandrie, Le Caire), assistant, par le jeu des circonstances, en direct à la révolution qu’on sait. Révolution qu’il soutient sans l’avoir prévue, qu’il accompagne sans s’en prétendre digne, qu’il aime et photographie sans l’admirer tout à fait, comme on va voir. Une sorte de samouraï perplexe, en sac à dos et baskets, misanthrope et bienveillant, comprenant mieux l’Occident (capitaliste, nucléarisé, cynique) quitté sans regret que ce qu’il vient là découvrir, avec effroi, gourmandise et scrupule :
« Je n’étais que passager clandestin dans la soute de ce navire-peuple qui a fièrement déposé son capitaine, sans rien précisément comprendre des tenants et des aboutissants, mais j’ai tout de même perçu quelque chose qui, cela est évident sur le moment, ne se produit que dans ces rares occasions. Quelque chose comme l’électricité humaine, qui nous terrifie si souvent quand elle produit le pire, et qui parfois aussi nous fait rendre grâce. Et, plus largement, j’ai perçu cette haleine de l’espèce fétide à laquelle j’appartiens, invalidant chaque fois tous les espoirs qu’elle suscite, mais sachant aussi créer la surprise et faire croire un temps à la bonté, noblesse véritable qui se révèle dans de beaux élans solidaires et déterminés » (p.169).
Le courage de cet auteur est simple et incessant ; les très rares fois où il craint pour soi et se dérobe, il se (et nous) les dit. La noblesse est dans son mépris des raisons d’être lâche, qu’il éprouve et surmonte ; face au possible indic, aux policiers doucereux, mais tout aussi bien aux foucades paranoïaques d’un ami ou à la vitale mauvaise foi des désespérés, il ne transige pas sur les responsabilités de s’exprimer, de redresser, de tenir bon, d’ignorer les petitesses, bref d’anoblir le débat, de dignifier la liberté possible :
« À chaque moment, les salauds existent, ils sont là, avec leur saloperie, ils nuisent autant qu’ils peuvent, au maximum de leur mesquine ambition, de leur lâcheté ; et les autres, peu enclins à la saloperie ou se l’interdisant, ne sont pas pour autant des héros, simplement ils se tiennent, on pourrait penser qu’ils sont grands, tu dirais plutôt avec moi (ne me démens pas !) qu’ils sont dignes » (p.157).
Quand, brisé de fatigue et d’anxiété, le voyageur s’effondre quelques jours dans le gentil bouge qui le recueille régulièrement, quelques amis morts envahissent ses rêves, et le voici (« je cuve l’intensification de ma vieillesse » se dit-il) s’aidant de ces deuils sauvages pour renouveler un peu la mort en lui :
« Si ce n’est revivre que d’apparaître en rêve, du moins cela montre que la mort a ses limites, ou qu’elle n’est pas exactement le néant, il faut juste pour cela qu’on l’aide un peu, à force d’oubli, d’indifférence, d’enfouissement. Au demeurant, si l’on s’acharne trop sur elle, elle peut réagir, se réveiller. Naître. Quand la mort renaît, elle se soulève, et c’est un remords ou une idée noire qui circule dans l’orbe des échanges où sont restés hommes et bêtes » (p.143).
De brèves et somptueuses allusions ou anecdotes scandent l’inventivité de ce destin. En voici trois : ici, il revoit, par hasard, à une table voisine, un homme taciturne qu’il avait photographié à son insu, pensif et inquiet, quelques années plus tôt. Il en avait gardé un tirage accompli. Le lendemain, l’habitué aux yeux vagues étant à nouveau là, l’auteur se lève et sans un mot lui tend l’enveloppe contenant le cliché; l’autre ouvre, s’ébahit timidement, et dit seulement, en se levant : « You are my friend ». Là, un clochard madré, parlant (effectivement) sept langues, commente ainsi les innombrables journaux, de tous idiomes et tendances, qu’il lit (adossé à la grille de l’église cairote des Franciscains) : « Je les lis tous, car ils ne cachent pas la même chose » (p.98). Un dernier élément : celui de l’impartialité douloureuse, de la lucidité toujours première militante en lui :
« Il y a aussi, je le découvre dans la presse étrangère et dans un message que tu m’envoies, ces viols qui ont été commis lors des rassemblements. Des femmes cernées par un groupe d’hommes qui isolent leur proie, la pelotent, l’humilient, la pénètrent, et d’autres sont là qui favorisent et applaudissent. Ainsi cette séquence de libération nationale aura montré une triste limite. (…) Une révolution, certes, mais pour le moins entachée par des saloperies, comme si la relève montrait qu’elle ne valait pas forcément mieux que ceux qu’elle prétend remplacer. Sont-ce les mêmes qui ont fait preuve d’un si réel courage face à la police, aux nervis du pouvoir, et qui furent protagonistes de viols collectifs ? On torturait des hommes dans les postes de police, on torture des femmes dans les zones affranchies de l’ordre… »(p.122).
Plus surprenant, mais au fond logique et sincère, cet athée résolu commente plutôt favorablement, entre deux émeutes, Swedenborg, les expériences de mort imminente, les bouffées éparses de synchronicité, car c’est alors au tout, et au tout seul, d’expliquer le paranormal. S’il n’y a pas de Dieu, alors la vie en sait bien plus sur la matière (elle en vient) que l’esprit ne croit ; et, de même, l’âme doit (puisqu’il n’y a pour elle ni création ni grâce) saisir la vie qu’elle a dû se mener pour se détacher de la simple vie. À chaque fois, l’inerte s’est essayé à autre chose, et cette autre chose à son tour… Swedenborg, par exemple :
« Lequel, j’y songe – c’est farfelu, n’est-ce pas ? – avait parfois commerce avec les morts, et il y a là encore des témoignages probants, je t’assure. Et ne vois-tu pas qu’il est délicieux de s’essayer à de nouveaux champs d’investigation, à de nouvelles idées ? Se risquer à voir et concevoir autrement, au moins pour essayer. Pour s’essayer » (p.136).
On ne commente pas vraiment une chronique autobiographique si nette, bien écrite et fine, parce qu’il faut simplement la lire, et comme recueillir en personne, par soi-même, l’écho si fidèlement exprimé que l’événement continué eut en son auteur. L’homme, très instruit et engagé, réagit si vite et bien à ce qu’il rapporte que toute observation un peu appuyée ici vaut aussitôt confidence politique et compassion stupéfiée, comme par exemple :
« Les corps d’ici ont volontiers cet aspect frêle dont tu parles, et ce boitillement inégal qui n’étonne plus quand la plus infime blessure ou maladie n’a pu être soignée, faute de moyens, et que l’infirmité puis le stigmate resteront à jamais pour soi, condamné à entretenir le pittoresque de la misère que des bourgeois viennent visiter de loin, sans le dire » (p.197).
Jean-Claude Leroy nous paraît être un homme sans compromis ni repos, mû par ce que son très étonnant recueil Toutes tuées (p.49) appelait : « la honte d’avoir une main passive qui ne compte pas», hanté dans sa violence propre par « un poing oublié dans la blessure » (id. p.57) et dont la devise ironico-jusqu’au boutiste (« embrasser le temps/qui de son mieux/me prend à la gorge », p.53) interdit au moins toute capitulation d’avance. Il se sent soudain vieux à cinquante ans, écrit-il, mais l’avenir usé de son âge lui paraît d’autant mieux saisir l’avenir usé du monde. Et un Don Quichotte ayant comme lui médité Héraclite (jeune, il lui arriva, dit-il p.177, de glisser sous des essuie-glace de rencontre sa célèbre formule : « il faut éteindre la démesure plus qu’un incendie ») ne sera jamais ridicule dans sa déploration historico-politique, ne risque pas d’être mouche du coche de la Sortie de Route globale, mais plutôt radical aède « de cette danse chanceuse qu’est la vie » (p.188). L’intelligence de la vie qui brûle (le titre en est éclairé en bas de page 113) est sa voie libre :
« Le temps n’est plus à spéculer, tout juste peut-être à rendre compte (…) Tant que le souffle habite quelque part, il nous faut construire des barrages contre la bêtise en acte, c’est là notre manière de vivre sans sombrer dans l’indifférence ou la haine » (p.189).
Marc Wetzel
Photographe de formation, Jean-Claude Leroy, né à Mayenne en 1960, vit à Rennes. Il a effectué de longs séjours en Inde et en Egypte, qui nourrissent son œuvre. Ses plus récents recueils poétiques sont publiés chez Rougerie. Il anime un blog (de critique poétique, politique et philosophique) remarquable de vigueur et de justesse, sur Mediapart.
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