La tristesse durera toujours, Yves Charnet
La tristesse durera toujours, janvier 2013, 173 pages, 17 €
Ecrivain(s): Yves Charnet Edition: La Table Ronde
La beauté sera convulsive ou ne sera pas…
La fin – magnifique – de Nadja de Breton trouve constamment un écho dans l’œuvre d’Yves Charnet, comme celui-ci le confesse lui-même dans La tristesse durera toujours, écrivant : « Je voudrais juste avoir favorisé la rencontre convulsive des jeunes gens avec la beauté ».
Si à chaque instant la phrase d’Yves Charnet est tendue vers la beauté convulsive, c’est d’abord du fait de sa brièveté.
Par celle-ci, l’auteur parvient à restituer les secousses, les fulgurances de ce qu’il évoque et qui toujours ont à voir avec la façon qu’a l’émotion de tordre des moments de vécu, dans le moment où ils sont vécus, pour qu’ils puissent être véritablement vécus avec le ventre, et avec l’esprit.
Et ces moments sont toujours en étreinte, même invisiblement, même souterrainement, avec la beauté – car c’est la beauté qui nous arrache à nous-mêmes, à notre quotidien, et en nous y arrachant, nous permet de vivre vraiment cette vie qui est la nôtre et qui est beaucoup plus que du quotidien : qui est de la lueur arrachée au grand socle de l’immémorial, afin que cette lueur soit de la lumière devenue du temps.
Mais ce n’est pas tout. Par la brièveté de ses phrases, l’auteur parvient à rendre sensible combien l’écriture est elle-même secousse, elle-même fulgurance, elle-même « rapt », exactement comme l’est le réel quand il découpe sa forme (la sculptant ensuite) dans la vie, dans sa beauté, dans la pulsion incessante par quoi la vie, dans sa musique, transforme invariablement la vie en la vie, recouvre la vie par la vie, permet que la vie succède à la vie.
Permet que la musique succède à la musique.
Mais cette brièveté de la phrase, si elle sert une visée, se confond avec l’identité de l’auteur, au point qu’il ne puisse en être autrement. Pour lui. Quand il s’agit d’être par les phrases. Quand il s’agit d’être.
Cette brièveté, si elle trouve possiblement une origine dans de profondes affinités livresques (il y a quelque chose du Baudelaire des journaux intimes dans La tristesse durera toujours), trouve ainsi sonorigine dans le terreau familial de l’auteur.
S’inscrivant dans la lignée tout à la fois de Proust et de Barthes (dans cet amour de la mère duquel s’échappe tout entière l’écriture – comme une modulation, comme des harmoniques : ce qu’il se passe quand un accord est plaqué sur le clavier d’un piano), Charnet, rendant bellement hommage à sa mère dans ce livre, constate : « Maman, cet écrivain. / L’amour de la langue, des mots, leur rythme, c’est encore elle. Ma mère. / Mes livres, c’est ma mère qui les écrit. Mes carnets. / La parole soufflée, c’est elle. La prose à l’envers. / Cette dépossession me vient de Nevers. La prose, mon vampire. / Ma mère a l’art de se taire. Pas de blabla ».
Inscrivant le silence dans le cœur même de son écriture (dans le cœur même de la prose, ce vampire ; le silence : ce pieu affuté), par l’usage qu’il fait des points, lequel usage l’amène à dénuder sa phrase au maximum, à l’écorcher au point qu’elle soit irrémédiablement défaite de toute possible rhétorique, Charnet compose des récits qui ont des affinités profondes – affinités de cœur, et d’âme, et de chair – avec la poésie.
Son travail doit ainsi être rapproché de celui de Mathieu Bénézet, le recueil de poèmes Ne te confie qu’à moi (Flammarion, 2008) permettant de dessiner lisiblement la filiation. Dans ce livre prenant à bras le corps la perte de sa mère, Bénézet confesse, par brisures successives, durablement marquées par le vers (faisant le « rapt » de chaque parole beaucoup plus brusque que chez Charnet) : « mama / n la neige sur la mer / soleil & pleurs (moi) / beauté je suis dans la nuit / en plein jour & je suis / dans la nuit je me / souviens de mes caresse / s sur tes cheveux demeur / és presque noirs 3 semaines av / ant / 3 semaines avant / caresses & ta voix diminu / ée et toi chancelante / après un déplaceme / nt de ton corps de 2 / mètres chez ma sœur Michel / le Toulouse / tu ne peux plus respir / er je ne respire pas dep / uis chaqu / e matin je vomi / s ton corps décharn / é caresses mam / suis-je vivant ou dan / s ta mort j’ignore / je ne suis pas là / ni ailleurs / nui totale / je ne dors pa / s nul dieu tu / ne croyais pas en lui / ton asthme a nourri / mon écriture ma vi / e mam ».
Si les phrases de Charnet sont si brèves, c’est également, pour finir, parce que La tristesse durera toujours se montre à nous avec le nerveux d’une venue brusque. Que rien ne pouvait préméditer. Qui ne nous demande pas notre avis pour être. Qui exige de nous que nous laissions tout tomber, dans l’instant, pour la laisser passer.
Pour la laisser entrer.
Dans la vie de l’auteur.
Puis dans notre vie à nous, lecteurs.
« Un livre vient. Brutalement », écrit justement Charnet. « Il faut dire oui. Tout entier. C’est comme un amour. Comme rien d’autre ».
Mais cette brusquerie dans la venue des phrases sur le papier ne se fait jamais sans une immense douceur. Sans la sensualité de ce qui caresse, effleure, et jamais – jamais – ne force.
C’est toujours d’un chuchotement qu’il s’agit, la bouche de l’auteur posée contre notre oreille, et murmurant des mots qui peu à peu ajoutent leur tissu au tissu de la nuit, quel que soit le moment où nous lisons, tant il est vrai que tout moment de lecture véritable est un moment de nuit – de nuit retrouvée – arrachée à l’imparable métronomique succession du temps.
Écoutons plutôt :
« C’était dans le lit de notre chambre. Dans un hôtel du Vieux-Port. C’était drôle mes mots dans la matière de sa voix. Sa voix d’Algérienne à l’accent marseillais. Rachida disait qu’elle avait du mal. A cause des phrases trop courtes. Je souriais quand elle écorchait une syllabe. Ses lèvres, son souffle, sa salive. Il faisait plus clair, soudain, dans mon livre. Clair de voix. Nous avons refait l’amour. Après cette lecture. J’aimerais, quand j’écris, caresser les mots avec la même douceur que Rachida quand elle lèche ma peau. La même sensualité ».
Matthieu Gosztola
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