La Trinité bantoue, Max Lobe (2ème article)
La Trinité bantoue, août 2014, 208 pages, 18,50 €
Ecrivain(s): Max Lobe Edition: Zoe
Mwána, jeune étudiant de culture bantoue, vit en Helvétie dans un appartement qu’il partage avec Ruedi, son jeune amant roux, et l’amant de celui-ci, Dominique, qu’ils voient tous les deux alternativement. Il vient de perdre son emploi et il angoisse à l’idée de ne pas en retrouver.
Dans une narration très oralisée ponctuée de termes empruntés à l’italien, pays frontalier, comme « cioé » par exemple et de formules héritées de sa culture, Max Lobe nous offre un récit savoureux et parfois drôle au milieu des moments « cailloux » que traverse Mwána. Difficultés qui n’entament pas son optimisme et sa détermination puisque « Nzambé n’a fait qu’ébaucher l’homme. C’est ici-là sur terre que chacun se crée lui-même ». Il convient seulement de se battre pour s’en sortir et ne jamais baisser les bras. Et comme Ruedi ne veut pas demander « le gombo » de ses parents, mais ne cherche pas vraiment à travailler (il passe son temps devant son ordi quand il n’est pas à la fac ou dans les bras de son amant), Mwána se sent responsable pour deux.
A sa mère, restée au pays, Mwána va devoir mentir, il n’y a que ça à faire, « ça arrangera tout le monde». De toute façon « Nzambé, Elôlombi et les Bankóko aident toujours les pauvres petits enfants ».
Le texte est traversé de ces expressions savoureuses et fortement imagées mais aussi de l’humour puissant de l’auteur dans la vision qu’il a des blancs, ces êtres pleutres devant leurs femmes, qui pleurent, se rabaissent à faire le ménage, comme son beau-frère, que sa sœur appelle « la chose-là » et de la société en général…
Alors qu’il découvre une affiche sur les murs de sa ville représentant trois moutons blancs dont l’un d’eux chasse à coups de pattes arrière un mouton noir, il se souvient de cette expression que répétait son père, militaire de carrière, pour désigner les traîtres dans les rangs de l’armée, « les moutons noirs», « …il disait très souvent : espèce de KGB (pour espion), criailleur sénégalais ou motamoteur (pour qui parle beaucoup) ».
Sur l’affiche pourtant, une formule « creare sicurezza ». La recherche d’emploi de ce garçon se révèle difficile, il est pourtant très diplômé mais on ne va lui proposer rien d’autre qu’un stage non rémunéré dans une association contre le racisme alors que le pays dans lequel il vit ne côtoie que 3% de chômage… Sur fond de réflexion politique, la question du rejet de l’étranger qui court à travers l’Europe ponctue ce roman. Pour se dissocier de cette plainte, Mwána se dit qu’« un mouton noir, c’est simplement une personne plus ou moins différente de ses congénères. Rien de plus. D’autres en revanche soutiennent qu’il y a là-dedans une manifestation flagrante de discrimination envers les étrangers ».
La stigmatisation l’agace, les slogans tout autant, il souhaite se tenir loin de ces manifestations alors même qu’il va être responsable de la rédaction des tracts pour le site qu’il doit gérer. Comment s’éloigner du sujet ? Il a besoin de cet emploi pour manger ! Ecart inconcevable entre « ce ventre qui chante » sans cesse et cet emploi au sein d’un organisme censé défendre la cause des opprimés. « Ce n’est pas parce qu’on a faim qu’on va vendre ses dents ».
Sa mère est son plus fidèle soutien, sa confidente, elle lui dit qu’il doit faire confiance à Nzambé et à Elôlombie et les Bankóko. Elle est aussi bonne comédienne, il sait qu’elle exagère toujours. Une fois, pour un ongle incarné, elle avait crié au téléphone qu’on lui avait coupé le pied, il avait cru faire un infarctus, elle est par essence « une dramatiseuse », sa maman comme toutes les mères bantoues « sait ajouter du sel et des épices à toutes les sauces »… Mais cette fois-là, elle ne s’est pas plaint exagérément, au contraire elle a minimisé son problème de gorge.
Le sujet de la discrimination est traité avec beaucoup d’humour, mais la veine littéraire vient de cette mise en abîme de la maladie de la mère qui traverse le texte, cette femme qui se tient au cœur de la vie du jeune homme souffre d’une maladie effroyable (un cancer de la gorge) qui n’empêchera pas entre eux, au milieu de moments les plus graves, de nombreux échanges poignants parsemés de fou rires.
« Ça fait comme une bouche qui est là seulement pour la décoration. Juste une bouche-bouche comme cela. La salive doit sécher là-dedans, non ? Le goût doit y être fade. Qu’est-ce que je dis ? Il ne doit plus y avoir de goût. La langue doit sans doute s’énerver tout le temps. Les dents doivent s’ennuyer à mort ».
Lui qui a tout le temps faim et sa mère qui ne peut plus rien avaler…
La discrimination, la stigmatisation sont le cancer de l’Europe, nous dit Max Lobe par la bouche de Mwána. A l’instar du cancer qui ronge sa mère, il est indépassable, selon Mwána, on ne peut rien faire contre ce mouvement, il est le mouvement de la vie, faut faire avec et avancer.
Refouler les moutons noirs c’est une façon de présenter les différentes sociétés européennes, l’exclusion et le regard sur l’autre n’est pas qu’un problème suisse, mais quelque chose d’inhérent à l’homme, depuis toujours et pour toujours.
Roman social, roman politique, roman d’un jeune couple homosexuel, en recherche d’emploi, roman sur la mère et la maladie, roman d’émancipation, grandir en affrontant le monde quand on est différent aux yeux d’une société malade et repliée sur ses peurs : étranger, homosexuel, au chômage…
Ce qui l’inquiète plus c’est qu’il ne trouve pas de travail. Pourquoi ne trouve-t-il pas de travail ? Parce qu’il y a un problème de racisme ? peut-être même un problème d’homophobie ? Dans son pays, le Cameroun, l’homosexualité est punie encore d’incarcération, c’est très mal considéré. L’homophobie et le racisme procèdent de la même discrimination.
Il faut se battre, ne pas se poser en victime, accepter et avancer, ça ne changera pas, ça ne sert à rien de dénoncer. Il est fataliste mais pas résigné.
Mwána ne croit pas dans les dieux, mais finalement, il en conviendra… peut-être suffit-il juste de s’en remettre à la trinité Bantoue, les dieux de la tradition : Nzambé, le Dieu suprême correspondant à Dieu le père…, Elôlombi, le Dieu des esprits, de la forêt, du vent, entre ciel et terre, et en dernier les Bankóko, les Ancêtres qui veillent sur la vie de leur descendance et répondent à leurs désirs les plus profonds.
Marie-Josée Desvignes
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