La traversée, Murray Bail
La traversée, trad. De l’anglais (Australie) par Patrice Repusseau avril 2013, 196 p. 20 €
Ecrivain(s): Murray Bail Edition: Actes SudCe livre porte en lui, par son rythme et sa prosopopée, son titre, la Traversée. Murray Bail, on le sait depuis au moins son somptueux « Eucalyptus » (Robert Laffont 1999), est d’abord un grand styliste. Ce livre en est une éclatante confirmation. Pas de chapitres, pas de paragraphes (ou presque pas) : une longue, sinueuse, fluide avancée narrative qui, peu à peu, nous imprègne, nous berce de son rythme, nous enivre et nous emporte enfin. On ne peut pas ne pas penser au flot proustien, à cette manière particulière de pétrir l’écriture avec le temps, dans un jeu permanent de va et vient entre les moments du présent, du passé, du futur. Le temps est la seule scansion véritable de ce roman. Car c’est un roman et comment ! Tout ici baigne dans un univers romanesque à la fois lyrique et moderne. Le chant proustien ? Qu’on l’écoute ici :
« L’économie de la comptable enceinte avait contraint Delage à repousser son départ, ce qui permit à Elisabeth de rejoindre le Romance au Pirée, bien qu’elle eût pu rattraper le navire plus loin, à Port-Saïd ou à Singapour, par exemple, Delage descendait la passerelle en tôle ondulée, pensant se promener dans Athènes, une ville qu’il avait si souvent vue en photo, ou au moins ses nobles ruines tenant bon contre le ciel bleu, un ciel toujours immaculé, le long des rues il observerait les nombreuses coutumes locales, il prendrait son temps – du haut de la passerelle il aperçut Elisabeth, la tête relevée, attendant que quelqu’un prenne ses trois valises. »
Cet extrait constitue une phrase faite d’enchâssements en abymes : subordinations, insertions, juxtapositions, dans un équilibre délicat et délicieux qui opère, en langue anglaise – excellence du travail du traducteur ! - quelque chose de la magie de Proust.
Frank Delage, ingénieur australien, a inventé un piano révolutionnaire et souhaite le présenter et le commercialiser dans la prestigieuse capitale de la musique mondiale, Vienne. Il y rencontre, en même temps que bien des difficultés, deux jeunes femmes entre lesquelles son cœur va balancer. Romance est le nom du navire qui va les ramener vers l’Australie après un séjour quasi onirique dans une Vienne oscillant entre passé et présent, réel et imaginaire !
La catastrophe prévisible de l’entreprise de Delage accompagne le récit, s’illustrant en prétexte plus qu’en thème, avec une ironie légère :
« Mais il a ajouté que l’instrument ne tolérait pas l’à-peu-près. Une personne jouant sur un piano Delage s’exposerait à chaque note. Ça ne pardonnerait pas. Et le problème ne venait pas d’un quelconque défaut technique, mais d’une méprise quant à la nature de l’art – « une méprise catastrophique » a-t-il précisé. Tout art, y compris celui de jouer du piano, était imparfait. »
Voyage maritime scandé par les amours, les retours dans le temps sur Vienne, les escales aussi dans le monde réel, bien décevant souvent.
« Delage n’entra jamais dans Athènes pour se rendre compte par lui-même à quel point la cité la plus savante, la plus élégante et la plus philosophique était devenue la plus laide, la plus grossière et la plus infâme des villes, tout sens des proportions saccagé, en même temps que la sagesse dont elle avait hérité ; »
« La traversée » est un moment littéraire, suspendu dans l’espace et le temps, d’une fluidité et d’une élégance de chaque instant. Un doux plaisir.
Leon-Marc Levy
VL2
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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