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La transe du corps (2 et fin)

Ecrit par Nadia Agsous 31.01.12 dans Nouvelles, La Une CED, Ecriture

La transe du corps (2 et fin)

– Ça va, ma sœur ? Tu te sens bien ? lance soudain le vendeur de cartes de postales qui se lève d’un bond de sa chaise.

Décidément ! Rien n’avait échappé au dormeur de la Casbah qu’elle croyait avoir sombré dans les profondeurs des sinuosités d’une existence qui glisse lentement sur la pente de la banalité et de l’insignifiance. D’un geste presque machinal, il réajuste sa veste à moitié froissée. Ôte ses lunettes noires. Et tout en s’appliquant à mettre en évidence sa marchandise, il mime un grand sourire. Et lui souhaite la bienvenue dans un français marqué par un fort accent. Ses grands yeux noirs brillaient de tout leur éclat. Ils riaient. Dansaient dans le vague du silence laissant transparaître une lueur qui ressemblait à de la satisfaction. On aurait dit qu’ils jubilaient. Elle avait l’impression que sa présence répondait à une attente qui venait combler un ennui. Un besoin. Une lassitude. Un vide.

Au moment où elle s’apprête à quitter ce lieu, elle sent son corps se recroqueviller sur lui-même. Elle a le sentiment que le regard du vendeur vient la bouleverser dans son for intérieur, générant un énorme sentiment de gêne. Ses grands yeux noirs sont source de trouble voire de confusion. Heuu… Heuu… Comment dire ? Gêne… ? Trouble… ? Confusion… ? Elle essaye de se concentrer. Met de l’ordre dans ses idées. Et dans le fatras des souvenirs, elle cherche… Fouille… Creuse… Déterre… Met ses sens dessus dessous… Fouille encore… Encore… Et encore…

Soudain, un indice… La lettre G. jaillit des décombres du tas d’images qui encombre sa mémoire sensuelle.

GÊNE. Oui… Oui… Oui… C’est bien cela ! De la gêne assortie à un sentiment de mal-être. Oui… Oui… Elle se sent mal à l’aise. Elle a l’impression qu’elle va perdre l’équilibre. Elle chancelle. Titube. Tremble. Marche sur place. Elle est incapable d’expliquer pourquoi le regard du dormeur de la Casbah la trouble profondément. C’était comme si elle assistait à une opération de dévoilement des parties intimes de son corps. Elle n’en peut plus du regard déplacé de cet homme qui dissimule un désir qui lui donne l’impression qu’elle est un personnage d’une saga porno. Et lui assigne l’identité d’une putain que tous les hommes ont le droit de posséder. Elle en a marre des regards et des remarques désobligeantes et dévalorisantes que les hommes lui lancent lorsqu’elle promène son corps dans les rues d’Alger. Elle est fatiguée d’entendre toujours les mêmes refrains. Et d’avoir à subir les regards avilissants qui lui donnent l’impression qu’elle est une moins que rien.

Joséphine. Kahba*. 3615 Ulla. Wash Khti*. Ya Moutabaridja*. Fitna ! Fitna* !… lui lancèrent avant-hier deux garçons à peine âgés de huit ans qui vendaient des cigarettes et de la chique dans une ruelle jouxtant la rue principale qui mène à la maison de la presse.

Tiens, hier encore, vers 18 h, alors qu’elle entamait la descente de la rue Didouche Mourad, deux hommes âgés environ d’une trentaine d’années étaient adossés à la porte d’entrée d’un immeuble. Il gesticulaient et parlaient à haute voix. Lorsqu’elle arriva à leur niveau, l’un des deux hommes la compara à un personnage d’un film pornographique.

Wesh ? Celle-là ? D’où elle vient ? Je ne vais tout de même pas te faire un schéma, mon frère ? Ça se voit. Ça crève les yeux. Porno mon frère, Por… No ! lança à voix haute celui qui portait une chemise blanche et un pantalon noir.

Son copain riait à voix haute. Et tout en la fixant du regard, il renchérit :

Je parie que c’est du XXX-Elle ! Elle vaut cher, tu sais ! Qu’est-ce que tu crois ? Elle n’est pas pour nous ! Pas assez de fric ! Ça se voit à sa démarche. A sa manière de nous ignorer. A sa façon de s’habiller. Elle doit certainement rôder à Sofitel, au Saint-Georges et à l’Aurassi. Nous ne faisons pas l’affaire mon frère ! Passons notre chemin !

Et ce matin là, alors qu’elle est à la recherche de sérénité et veut se ressourcer aux origines du salut et s’abreuver à la source de l’oubli dans ce sanctuaire, lieu de recueillement où des êtres empêtrés dans leurs doutes et leurs peurs se laissent entraîner dans le flot des bouleversements en effervescence, voilà que le vendeur de cartes postales vient réveiller un sentiment de gêne et de malaise. Devant cette situation troublante, elle n’a qu’une idée en tête : s’éloigner au plus tôt de cet homme qui a osé forcer les seuils de son intimité. Fuir ces yeux qui souillent son corps qui se tient au bord du vide d’une vie prête à déraper vers l’inconnu. Vite ! Vite ! Libérer son corps prisonnier dans l’antichambre de la mort qui se nourrit des désordres de son âme délabrée !

Oui ! Oui ! C’est exactement ce qu’elle ressent sous l’effet du regard du vendeur de cartes postales qui, de son Œil invisible, a osé toucher à ses organes génitaux et jouer avec, au point de les brusquer et de les maltraiter. Ce dormeur de la Casbah a osé une incursion dans les tréfonds de son être. Il a poussé son sens de l’audace jusqu’à dépouiller son corps de son caractère intime et sacré.

Il ne manque vraiment pas de culot, cet homme ! Au nom de qui emprisonne-t-il mon corps ? Au nom de quoi l’empêche-t-il de respirer ? Halte à l’étouffement ! Halte au vertige ! crie-t-elle dans son for intérieur alors qu’elle tente de prendre de la distance avec ce voyeur qui ne cesse de la fixer d’un regard insistant et percutant.

Alors qu’elle essaye de réfléchir à une stratégie d’évitement, elle ne peut s’empêcher de penser que ce vendeur d’un passé virtuel a osé toucher de son regard ce qui lui appartient exclusivement. Car son corps est sa propre propriété. Elle est libre d’en faire ce que bon lui semble. Elle seule a le droit de le cacher. De le couvrir. De le découvrir. De l’exhiber. De l’offrir en guise de reconnaissance. En signe d’amour. De le protéger des simulacres. Des faux semblants. De le… De le… De le…

Son corps ! Oui ! Son corps ! Elle seule a le pouvoir de décider qui peut le toucher. L’aimer. Le caresser. Retourner ses émotions dans tous les sens. Le faire vibrer. Le labourer. Le tourmenter. Le bouleverser. Transgresser ses interdits. Bousculer les limites de ses frontières… Elle ne veut plus que son corps qui, à présent, prend l’allure d’une terre sèche, soit dérangé dans sa marche vers le royaume de l’indifférence. Son unique souci est de laisser courir les virgules de sa vie dans le grand vide qui gît béant au fond de son être.

Vite ! Vite ! Délivrer son corps que ce dormeur de la Casbah tente d’enfermer dans le royaume de ses désirs qui déambulent en solitaires à proximité de ce lieu saint.

Et sans perdre une seule minute, elle s’éloigne de ce lieu terrifiant qui peu à peu prend l’allure d’une prison où elle étouffe à en mourir. C’est décidé ! Malgré l’intérêt qu’elle porte au passé et à ses traces, elle ne s’attardera pas davantage devant ce tas d’empreintes de jadis. Et d’un pas ferme, elle tourne le dos au vendeur de cartes postales. Et entame la montée des marches de Sidi Abderrahmane, le sanctuaire de l’oubli.


* Putain

* Dévergondée

* Quoi ma sœur ?

* Désordre social


Nadia Agsous

 

Première partie



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Rédactrice


Journaliste, chroniqueuse littéraire dans la presse écrite et la presse numérique. Elle a publié avec Hamsi Boubekeur Réminiscences, Éditions La Marsa, 2012, 100 p. Auteure de "Des Hommes et leurs Mondes", entretiens avec Smaïn Laacher, sociologue, Editions Dalimen, octobre 2014, 200 p.

"L'ombre d'un doute" , Editions Frantz Fanon, Algérie, Décembre 2020.