La tendresse, Jacques Ancet
La Tendresse, publie.net, collection Temps Réel, janvier 2011, 120 pages, 3,49 €
Ecrivain(s): Jacques Ancet Edition: publie.net
Voyez le pianiste Nelson Freire, lorsqu’il joue : ses mains à chaque instant font comme – exactement comme – si elles dessinaient, sans tremblement, sans même l’esquisse d’un vacillement, un cercle parfait.
Et Nelson Freire, quand il se met au piano, transforme chaque morceau en une seule phrase musicale, avec ses différents tempi, faisant ressentir à quel point l’ampleur du mouvement (mouvement de vie, mouvement d’eau, mouvement de lumière) donné à la partition par ses mains, et l’extraordinaire précision dans cette ampleur confèrent à chacun des accords confiés à l’ivoire, aux cordes et au bois du piano son identité indivisible. Sa particularité secrète. Qui irradie en nous. Soudain. Cet accord, dans cette irradiation par quoi il paraît totalement, de toute son unicité, se voyant renvoyé au monde duquel il ne peut s’extraire et qui est constitué de la totalité des accords (et du silence, sans quoi rien ne peut se dire, d’une musique qui, pour ne rien vouloir dire, signifie tout, suivant l’adage steinerien). Au monde qui loin de nier sa singularité la façonne de bout en bout.
Jacques Ancet fait de même avec le langage, particulièrement dans La Tendresse où se dresse peu à peu le spectre luminescent et ondoyant de Marin mon cœur d’Eugène Savitzkaya (et, afin de rendre perceptible l’ampleur dans la phrase, tout à la fois son mouvement et l’incidence de chaque évocationsur le cours de celui-ci, il nous faut ne pas enfermer la citation dans une brièveté qui la briserait) :
« MAIS TU N’ES PLUS LA NUIT, une aube vague éclaire ton ciel, tu t’es dressé, silencieux, solitaire, sous la coiffe de lait comme cherchant à déchirer l’obscur, paupières levées sur des yeux d’eau, as-tu déjà pressenti la lumière qui tombe ce soir par les fenêtres, le signe de neige d’un grand poirier sur la montagne, les galaxies jaunes des prés, la poudre bleue du vent, feuilles, bourres, pétales en dérive, tes doigts ouverts cherchent-ils la limite des formes, une surface lisse où passer la paume, la refermer sur l’arête droite d’un cube, le galbe tiède d’un fruit, métal ou cuir, froid ou chaud, la précision du geste, l’espace déjà d’un bras tendu ramené vers la bouche, comblant le vide, rondeur parfaite où tout s’abîme, mais toujours ce geste répété, ce contact ou choc, recommencer, j’imagine, je vois ton corps seul dans le jour, je dispose le paysage, des arbres légers sur un silence d’herbe et de nuages, pour un instant j’efface la douleur, les collines étincellent, je t’appelle, tu marches dans une écume sans âge, ton corps est devenu l’espace ou le ciel immensément rouge comme en rêve, lenteur incandescente, tu lèves la main gauche, mais l’appel est encore trop lointain, l’eau redevient immobile et tu te refermes sur toi, nénuphar obscur, tandis que mes mains s’attardent à de dérisoires écritures ou que, les yeux levés, je regarde en marchant le gris froid d’un œil que je ne reconnais pas, vulnérable un peu plus chaque jour, comptant, additionnant, les mois, les années, soustrayant un matin lumineux, les fleurs mauves d’un après-midi bleu traversé d’éclairs et de cris, la souplesse d’un corps oublié, mais était-ce bien moi, ce peu de mémoire à peine rassemblé autour du présent sans visage où, une fois encore, ma phrase se prend à ton silence, retrouvant l’opaque de ta bulle, ce flottement très lent, ta forme sombre lovée, immobile, et plus rien maintenant ne semble l’émouvoir, attente liquide, nuit de muqueuses piquée d’étoiles lactées, je vois ta face et son énigme, tes doigts repliés sur leurs paumes, l’angle aigu des genoux, les pieds fragiles, je ferme les yeux, j’essaie de glisser vers toi mais tu frissonnes comme touché par un appel, imperceptible dérive, vague à peine puis ton corps se détend, crispé presque aussitôt tandis qu’à mon insu je me suis tassé sur ma chaise, tête penchée vers la page, genoux serrés, flottant aussi entre les mots, la chambre autour s’est resserrée, de vagues rumeurs me parviennent à travers l’épaisseur d’un silence où un instant je rejoins ta paix de sang tiède, écume, sillage d’un geste dans l’obscur, nuée pâle du visage, je t’enveloppe d’une membrane de syllabes, ma phrase est rouge, elle ondule jusqu’à toi, tu t’en nourris, par elle tu respires, tu pressens le feu soudain de la lumière, l’air froid qui s’adoucit déjà au milieu d’une rue où je marche, remontant le courant des corps, cette rumeur de vie qui n’est pour toi qu’un souffle à peine comme la mer lointaine où tu flottes, coraux de sang, mousses placentaires, membres ondoyants […] ».
Et si chacune des phrases d’Ancet est, dans ce livre publié chez publie.net, un monde, c’est aussi parce qu’il s’agit pour cet auteur de permettre à tout instant la survenue de l’enfant, sa survenue dans l’enclos sans frontières du monde (le monde devenu – c’est le propre de toute littérature –éminemment langage), dans sa ferveur secrète et commune.
La survenue de l’enfant : son inscription, en monade absolument libre, dans le tissu du monde.
Non pas à côté du monde, mais bien au sein du monde.
La rumeur de l’enfant s’ajoutant à la rumeur du monde. Sans heurt. Sans indécision.
Et l’inscription de l’enfant dans la rumeur du monde advient même avant son premier vagissement. Car la rumeur de l’idée de l’enfant, du rêve éveillé et sans cesse reconduit d’avoir un enfant, s’ajoute à la rumeur des choses, à chaque inclinaison que prend – que fait – la lumière sur ce qui du monde s’offre à nous dans son aspect visible.
En outre, les (car il est une infinité de rythmes) longueurs chuintantes de la phrase permettent que soit rendue palpable, dans sa ténuité, l’intensité du détail.
Du détail de ce qui est.
À savoir – principalement – sa propre intériorité de parent. Les inflexions du secret de son cœur (ce qu’on ne peut dire qu’à nos cellules qui jamais n’écouteront) dans cette part d’attachement que rien – jamais – ne peut, pourra venir briser.
Mais aussi l’intensité du détail de ce qui n’est pas encore. De ce dont on ne peut que se figurer l’idée. L’idée de l’enfant. Puis, une fois qu’il est, son intériorité – ce monde que nous effleurons (mais de très loin, nous tenant à des années-lumière de ce à quoi il pense en nous tenant tout contre lui) avec nos mots de tendresse, de protection, avec nos mots de pure présence.
Une fois qu’il est, c’est-à-dire qu’il est sorti tout entier de l’idée avec laquelle d’abord nous avons fait une maison (: à destination de son petit corps perdu dans le ballet du sang et de l’eau), l’y enfermant (mais en laissant grandes ouvertes les fenêtres, sur les champs à perte de vue, et sur le vent qui échoue à venir y effleurer l’impalpable) pour qu’il puisse se délivrer, en naissant, puis en grandissant. Jour après jour. Semaine après semaine. Mois après mois. Année après année.
Se délivrer de nous, qui ne l’en aimons que davantage.
Est rendu à sa vie, par la phrase, par son cours, par son rythme, par l’accumulation des précisions qu’elle enserre de ses bras, leur trouvant à chaque fois une juste place, le sans-consistance d’une transparence.
Les contours d’une brume.
Son poids sur les choses qui n’est pas même le poids d’une cendre sur quelques feuilles de tremble avant qu’un grand coup de vent vienne élire domicile à cet endroit précis du monde.
En cela, Ancet avec La Tendresse se rapproche très près de Claude Simon.
Ouvrons Les Géorgiques, qui viennent d’être rééditées dans un volume de la bibliothèque de la Pléiade :
« […] soudain, sans qu’il comprenne comment, ni puisse dire à quel moment exact cela s’est produit, ni depuis combien de temps, un cavalier (l’un ou l’autre) prend tout à coup conscience qu’il n’a plus devant lui la croupe du cheval qui le précédait, et aucun cheval non plus ni bruits de sabots derrière lui, et le seul crissement de la neige qu’il perçoit c’est sous ses propres pieds et sous les fers de son propre cheval, et tout ce qu’il peut voir, en avant, en arrière, à droite, à gauche, c’est la nuit noire, et seulement la vague lueur grisâtre sur laquelle il marche, continuant machinalement à mettre un pied devant l’autre, de même que quelque instinct animal (le sien ou celui de son cheval ?) le maintient sur la piste que forme la neige piétinée et dure, et aucun bruit, sauf cette espèce d’immense et silencieuse rumeur des flocons qui continuent à tomber, qui tombent maintenant depuis un temps qu’il ne parvient pas à se rappeler, et à un moment il croit distinguer en avant de lui comme une forme immobile, noire dans le noir […] ».
Lire Ancet, c’est, à la suite de Claude Simon, parvenir à distinguer une forme noire dans le sans-forme noir.
Lire Ancet, c’est et voir la brume, et discerner ses contours, qui sont vivants de n’avoir pas vraiment de contours, et sentir peser doucement son poids sur sa main posée sur le livre, et la voir s’estomper dans le mouvement même par quoi elle disparaît pour ne laisser derrière elle que notre émotion.
Qui soudain se confond avec nous.
Et nous refermons le livre, d’un seul clic de souris, pour le rouvrir un peu après.
Car il nous poursuit.
Dans notre mouvement de parent, de vivant.
Matthieu Gosztola
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