La Tempête (The Tempest), William Shakespeare (par Gilles Banderier)
La Tempête (The Tempest), William Shakespeare, Les Belles-Lettres, 2023, nouvelle trad. Éric Sarner, édition bilingue de Florient Azoulay, Yan Brailowsky, 268 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): William Shakespeare Edition: Les Belles Lettres« Quoi de neuf ? – Shakespeare ! ». Derrière la formule facile pour journaliste en manque d’inspiration se cache une réalité profonde : la capacité de Shakespeare à s’adresser aux lecteurs de tous les pays et toutes les époques : Shakespeare for All Time, suivant le titre du beau livre de Stanley Wells, même s’il faut admettre qu’une partie de son théâtre (les pièces historiques) demeure peu lue hors d’Angleterre et même si, inexorablement, le temps fait son œuvre et éloigne la « culture » des Modernes de celle que déployait le dramaturge dans ses œuvres (on y reviendra).
Autant qu’on puisse le savoir avec certitude, La Tempête est probablement la dernière pièce qu’il écrivit seul, vers 1610-1611, avant son énigmatique retrait à Stratford. De manière curieuse, cette ultime pièce qui ne ressemble à aucune autre ouvre l’édition in-folio de son théâtre, publiée en 1623. De nombreuses théories, allant de la reconstruction à peu près vraisemblable au délire intégral, ont prétendu résoudre le « mystère » Shakespeare, si mystère il y a. Comme toute œuvre baroque, et au fond peut-être comme toute œuvre littéraire, La Tempête est à la fois la somme de plusieurs sources livresques et un ensemble qui dépasse cette somme :
la relation par un certain William Strachey (1572-1621) du naufrage d’un navire, au large des Bermudes (relation qui ne fut imprimée qu’après la mort de Shakespeare, mais on suppose que le dramaturge la consulta en manuscrit) ; les Essais de Montaigne, lus dans la traduction de John Florio (1603), … Shakespeare a même réussi à faire (presque) oublier que les dernières paroles de Prospero viennent des Métamorphoses d’Ovide. Comme donc toute la littérature baroque, et sans doute la littérature tout court, La Tempête fut écrite dos à une bibliothèque. Ainsi que le disait Prospero : « Me, poor man, my library / Was dukedom large enough » (« Pour moi, pauvre homme, ma bibliothèque / Me faisait un duché assez vaste ») ; « Knowing I loved my books, he furnished me / From mine own library with volumes that / I prize above my dukedom » (« sachant combien j’aimais mes livres, / Il m’apporta de ma propre bibliothèque des volumes / Qui me sont plus précieux encore que mon duché » (I, 2). Voltaire, qui n’était pas à une erreur près, voyait dans Shakespeare un primitif barbare, alors que l’Anglais ne fut pas moins « livresque » et érudit que son cher Corneille, même si le résultat fut tout différent.
Les grandes découvertes avaient produit de nombreux récits de voyage et les imprimeurs multipliaient atlas et portulans (sans même évoquer l’Utopie de Thomas More – la tirade de Gonzalo en II, 1, est peut-être une allusion à la littérature utopique). Shakespeare rêva sur ce matériau brut pour imaginer son île « pleine de rumeurs, / De sons, d’airs mélodieux qui charment sans choquer » (« full of noises, / Sounds, and sweet airs, that give delight and hurt not », III, 2), mais pas seulement : sa pièce montre aussi le Moyen Âge qui ne veut pas mourir, emportant ses légendes d’« hommes avec la tête / Plantée dans la poitrine » (« men / Whose heads stood in their breasts », III, 3). En même temps, il s’agit d’une œuvre où le théâtre se donne à voir dans tout son artifice et son absence de réalisme, comme le montre l’insistance de Shakespeare à rappeler que les habits des naufragés sont secs et intacts après leur séjour prolongé dans l’eau (pp.37 et 87) – il était évidemment impossible de faire monter sur scène des acteurs détrempés.
La postérité a vu dans cette pièce (dont le cinéma a tiré une version de science-fiction, le célèbre film Planète interdite) toutes sortes de choses, y compris des préoccupations d’un anachronisme absolu, qui n’effleurèrent jamais l’esprit de Shakespeare, telles les idées décolonialistes d’Aimé Césaire. Des critiques amateurs de mots croisés ont observé, avec les plus grandes conséquences, dans le nom de Prospero l’anagramme d’oppressor. Ces idées ne tarderont pas à rejoindre la masse des autres commentaires ; d’où la nécessité du retour au texte. Le volume publié par les Belles-Lettres est beau, la traduction élégante ; mais quelques notes infrapaginales n’eussent pas été de trop (sait-on qui est le « dusky Dis », IV, 1, p.201 ?).
Gilles Banderier
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