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La Stásis dans la politique d’Aristote La cité sous tension, Esther Rogan (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 20.11.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Essais, Classiques Garnier

La Stásis dans la politique d’Aristote La cité sous tension, janvier 2018, 430 pages, 52 €

Ecrivain(s): Esther Rogan Edition: Classiques Garnier

La Stásis dans la politique d’Aristote La cité sous tension, Esther Rogan (par Gilles Banderier)

 

On connaît la formule d’Aristote suivant laquelle l’être humain est unzoôn politikon, un animal destiné à la vie en société. Comme l’ont montré les multiples exemples d’enfants sauvages ou d’enfants-loups (qu’il se soit agi d’expériences ou de hasards), aucun individu ne peut se développer normalement loin de ses semblables.

Une fois ce principe posé, Aristote ne s’est pas contenté d’imaginer, comme tant de penseurs, une société idéale, harmonieuse, où chacun vivrait en bonne entente avec ses semblables. Il a introduit au cœur de sa vision une notion redoutable, la stásis, vocable polysémique, que les dictionnaires de Bailly et de Magnien-Lacroix traduisent par soulèvement, révolte, division politique entre deux personnes, opposition, désaccord, querelle… Le mot n’est pas spécifique au lexique aristotélicien, qui se retrouve dans le Nouveau Testament.

Aristote introduit ainsi l’idée que, du moment que l’homme vit avec ne serait-ce qu’un seul de ses semblables (au sein du couple, p.240), la discorde s’invite. L’existence sociale, selon Aristote, est fondamentalement conflictuelle, qu’il s’agisse du couple, de la famille, de la cité, de l’État ou des États entre eux. Nous retrouvons ici le robuste réalisme du Stagirite, par rapport à toutes les constructions utopiques. Il n’est pas surprenant que hégéliens et marxistes aient fait bon accueil à cette notion de stásis, non sans commettre de considérables anachronismes (Aristote ne connaissait ni la notion de classe, ni le concept de Révolution, et l’idée d’un « sens de l’Histoire » lui était étrangère). De surcroît, il avait déjà dit le mal qu’il pensait des théories d’un Phaléas, contemporain de Platon et utopiste comme lui, qui voulut pacifier la société de son temps et faire disparaître une des sources de la stásisen égalisant les propriétés individuelles (p.33) : plus de riches, ni de pauvres.

Contrairement à Phaléas et aux communistes à venir, Aristote ne s’est pas contenté d’une explication univoque des discordes civiles. Il a cherché à en examiner la nature, les motifs, dans leur complexité, encourant ainsi le risque que courent tous les penseurs réalistes : à scruter une notion dans la diversité et le chatoiement de ses occurrences, on finit par perdre de vue ce qui en fait – ou pourrait en faire – l’unicité. De manière générale, et il s’agit d’un principe capital, Aristote observe que « la différence produit le désaccord » (PolitiquesV, 3, cité p.149) et que, moins une cité, une collectivité, une société sont homogènes, plus la stásis y prendra d’importance (p.151). Cela paraît évident écrit comme ça, mais cela implique qu’une société multiculturelle, multiethnique et multiconfessionnelle comme la nôtre sera également (et en même temps) multi-conflictuelle. Cela n’incite pas à l’optimisme et il est révélateur qu’un penseur tel qu’Alasdair MacIntyre ait cherché à minimiser cet aspect de la pensée aristotélicienne (p.221).

La belle étude d’Esther Rogan ne tombe pas dans ce travers, qui examine les différentes formes que prend la stásis. On regrettera qu’elle ignore L’Essence du politique, qui certes n’est pas une interprétation universitaire de la pensée aristotélicienne, mais un ouvrage philosophique puissant et original, qui remet le conflit au cœur de la pensée politique. On lira avec intérêt ce qu’Aristote préconisait pour échapper à la stásiset qui est à peu près l’exact contraire de la route prise par nos sociétés.

Que la querelle, le conflit et la discorde soient au cœur de l’existence humaine, du moment que celle-ci se déroule en collectivité (c’est-à-dire du moment qu’il y a au minimum deux personnes en présence) est une âpre leçon pour ceux qui aspirent à diriger une entreprise, un village ou une nation. C’est une constante de la politique moderne, que de vouloir réduire de force les occasions destásis, soit en niant leur existence (le « vivre-ensemble », mantra creux qui ressortit à la pensée magique), soit par le poids sans cesse croissant des lois et de l’État, soit par une homogénéisation artificielle (allant jusqu’à l’extermination de groupes entiers) de la société.

 

Gilles Banderier

 


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A propos de l'écrivain

Esther Rogan

 

Normalienne et certifiée de philosophie, Esther Rogan enseigne à l’Institut d’Études politiques de Paris.

 

A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).