La soupe d’orge perlé et autres nouvelles, Ludmila Oulitskaïa (par Léon-Marc Levy)
La soupe d’orge perlé et autres nouvelles, septembre 2019, trad. russe Sophie Benech, 112 pages, 2 €
Ecrivain(s): Ludmila Oulitskaïa Edition: Folio (Gallimard)
Trois nouvelles échappées de l’univers d’enfance de la grande Ludmila Oulitskaïa. Si la délicatesse d’âme a un sens, il est là, dans ces cent pages, imprégnées de douceur et de tourment, d’espoir et de colère, d’amour et de dégoût de la petite fille qui se raconte, qui nous raconte. La mort du « petit père des peuples » est proche et sert de toile de fond et aussi de chronomètre à la première nouvelle, le 2 mars de cette année-là. La Russie est là, elle aussi, dans son hiver persistant et dur. La voix de cette petite narratrice – la voix d’Oulitskaïa – chaude et ténue fait contraste dans cet écrin de grand froid, météorologique et symbolique dans cette URSS exsangue après les décennies de stalinisme. La famille constitue le refuge ultime. Surtout la famille juive, pour une petite fille. Son grand-père, en écho à Staline, se meurt dans la maison.
Oulitskaïa double son récit des récits du vieil homme à sa petite-fille. Des récits imprégnés de l’Ancien Testament, de Daniel et de Gédéon, de Mardochée et des victoires d’Israël. Aaron, le vieux cordonnier, fait revivre aux oreilles de Lilia une Israël ancienne dont elle ne soupçonne pas l’existence, glorieuse, forte, orgueilleuse. Elle, la petite fille qui va à l’école commune, ne sait des Juifs que la haine que leur portent les non-Juifs. Elle ne sent que le rejet, la solitude, l’hostilité. Le vieil Aaron est à ses yeux porteur d’un autre Juif, nimbé de lumière.
« Le moindre éclat de rire, la moindre animation, le moindre chuchotement, tout lui paraissait dirigé contre elle. Elle entendait autour d’elle une sorte de bourdonnement sinistre, des “jjj” marron foncé de scarabée échappés du mot “juive”. Et le plus douloureux, c’était que cette chose sombre, poisseuse et goudronneuse était liée à leur nom, au grand-père Aaron, à ses livres qui sentaient le cuir, à l’odeur exotique et brune de miel ainsi qu’à la lumière fluide et dorée qui entouraient toujours son grand-père et occupaient tout le coin gauche de la pièce, là où il était couché ».
Vient la mort. Viennent les morts. Dans la maison, celle du vieil Aaron. A Moscou, celle du vieux dictateur. Comme en parallèle, comme un écho qui aurait une voix qui susurre et une autre qui tonne à travers le monde entier.
Deux autres nouvelles, tout aussi belles, nous attendent encore, qui nous plongent au cœur de fillettes plus âgées, embarrassées dans leur corps, mal dans leur âme. Oulitskaïa nous donne une vision stupéfiante des désirs, des peurs, des colères de cet âge des filles. Et, point d’orgue à ce voyage en enfance, Ludmila Oulitskaïa dévoile son « Rose Bud » personnel, l’objet caché qui retient tous les affects, tous les bonheurs fugaces, les souvenirs enfouis. La soupe d’orge perlé, qui donne son titre au petit recueil, et qui s’écrit dans la mémoire de l’écrivain devenue adulte comme une madeleine trempée dans une tasse de thé.
« Pourquoi mes souvenirs d’enfance sont-ils allés se greffer à trois reprises sur cette soupe d’orge perlé ? Elle était effectivement gris perle, cette soupe, avec des chatoiements rosâtres tirant sur le rouge carotte auxquels s’ajoutait le scintillement nacré d’un pépin de sucre rond à demi noyé dans la casserole.
Le soir, après notre dîner tardif, maman versait une partie de cette soupe dans une gamelle de soldat cabossée et me la mettait entre les mains ».
La musique de la phrase ici ne peut manquer d’évoquer la musique proustienne.
Ludmila Oulitskaïa est aujourd’hui une des plus hautes figures de la littérature russe. Son œuvre brosse un tableau magnifique de la sphère privée au sein d’une société soviétique, puis russe, secouée par les soubresauts de l’histoire récente de ce pays. Ces courtes nouvelles, d’une beauté absolue, constituent une formidable introduction à son œuvre.
VL4 (haute valeur littéraire)
Léon-Marc Levy
Ludmila Oulitskaïa est aujourd’hui une des plus hautes figures de la littérature russe. Son œuvre brosse un tableau magnifique de la sphère privée au sein d’une société soviétique, puis russe, secouée par les soubresauts de l’histoire récente de ce pays.
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