La solitude est un cercueil de verre, Ray Bradbury
La solitude est un cercueil de verre, juin 2017, trad. anglais (USA) Emmanuel Jouanne, 384 pages, 15 €
Ecrivain(s): Ray Bradbury Edition: DenoëlDans une introduction rédigée pour une réédition des Chroniques martiennes, Ray Bradbury écrit : « Ne me dites pas ce que je fais, je ne veux pas le savoir ! Ces paroles ne sont pas de moi. Elles ont été prononcées par mon ami Federico Fellini, le fameux réalisateur italien […] cela dit, comment se fait-il que mes Chroniques martiennes soient considérées comme de la science-fiction ? Cette définition leur va mal ».
Ces phrases, il aurait pu les écrire à propos de La solitude est un cercueil de verre, en remplaçant le mot science-fiction par roman policier ou pour L’homme illustré en y substituant le terme fantastique.
Toujours en marge des définitions strictes d’un genre littéraire, laissant son instinct le guider, préférant musarder, dépeindre les sentiments parfois avec humour, le plus souvent avec mélancolie, il tord le cou aux codes du roman policier, introduit de la poésie dans un suspense où le whodunit n’est qu’un prétexte qui semble presque l’ennuyer. Pourtant, comme pour entretenir l’ambiguïté avec les lecteurs, le roman commence par une dédicace à la mémoire de Raymond Chandler, Dashiell Hammett, James M. Cain et Ross Macdonald. À la mémoire et non en hommage. Aucune volonté de rivaliser avec, de les singer ou d’écrire sous influence.
« À la mémoire » pourrait être sous-titre de nombre de ses romans à commencer par ce premier opus de sa trilogie hollywoodienne comprenant en dehors de La solitude est un cercueil de verre (1985), Le Fantôme d’Hollywood (1990) et La Baleine de Dublin (1992).
L’histoire se situe en 1949. Ray Bradbury a alors 29 ans et l’écrivain arrivé à la mi-soixantaine se souvient : mémoire de sa jeunesse, du temps des vaches maigres, des nouvelles envoyées aux Pulps(1) dans l’angoisse d’un refus, et de la joie délirante qui le faisait traiter de fou lorsque le courrier apportait l’annonce d’un avis favorable accompagné enfin d’un chèque. Souvenirs des films muets dont les stars oubliées noient leur solitude dans le champagne et l’océan Pacifique, comme l’énigmatique et excentrique Constance Rattigan. Hommage à la ville de Venice, Californie, proche banlieue de Los Angeles, d’avant la rénovation urbaine, enveloppée dans sa cape de brume, embourbée dans ses canaux où jadis des « gondoles blanches évoluaient sur des eaux propres » et où résonne le grincement des monstres de fer arrachant au sable sa manne pétrolifère.
La mort d’une époque et la mort (peut-être ?) de ses survivants. Car si la Faucheuse rôde dès les premières pages du livre et s’attache aux pas incertains du narrateur, Ray Bradbury, alors écrivain débutant, elle ne ravit pas que la vie des humains solitaires, mais englobe, avale, digère tout sur son passage : les petits métiers voués à disparaître, les attractions de fête foraine sur la jetée de Venice, les cabines téléphoniques, petits cercueils de verre porteurs de mauvaises nouvelles quand elles sonnent la nuit, les vieilles cages de cirque immergées dans les canaux où barbote un cadavre, le cinéma-bateau tanguant à l’entrée de la jetée, le vieux tram rouge reliant Venice à Los Angeles, tout autant que son vieux ramasseur de résidus de poinçonnages de billets.
Le maître des mots et de la nostalgie sait comme nul autre créer une atmosphère poétique, glisser une pointe d’humour, nous faire vibrer ou trembler dans des paragraphes qui auraient pu sous une autre plume sombrer dans le pathos. « Et quand on prêtait l’oreille au moment où passaient les gros wagons de fer, on pouvait entendre les écailles de rouille qui se détachaient des os des vieillards, tombaient en neige dans leur sang et venaient trembloter un instant dans leurs regards mourants lorsqu’ils s’installaient dans de longues heures de silence entre les phrases et tâchaient de se remémorer le sujet de conversation qu’ils avaient attaqué à midi et abandonneraient peut-être à minuit, quand les deux frères fermeraient boutique en se querellant et s’éloigneraient en geignant vers leurs couches de célibataires » (p.34).
Dans une atmosphère envoûtante où le suspense se colore de fantastique, où le drame côtoie le burlesque, Ray Bradbury cisèle une galerie de personnages avec une tendresse et un humour exquis : la dame aux canaris qui n’en a jamais vendu un, la cantatrice obèse qui écoute en boucle Tosca, le noir aveugle à l’odorat de fin limier, le coiffeur aux coupes de cheveux exécrables, l’acteur narcissique bisexuel, le patron du cinéma gardien de vieilles chutes de films, l’inspecteur de police buveur de mauvaises bières et apprenti-écrivain, l’ex-star du muet, limite cougar, etc.
Il y distille par petites touches délicates sa vision humaniste et spirituelle (dans tous les sens du terme) de la vie, avec le même talent que dans ses nouvelles et romans de science-fiction, voire plus.
Alors, si l’enquête sur les morts et disparitions ne correspond pas à ce que les puristes du roman policier attendent, si une certaine naïveté entoure la découverte du coupable (encore s’agit-il d’un bien étrange coupable), ce livre reste d’une beauté étourdissante. Et il nous renvoie en filigrane à ce constat en apparence simpliste que pour déjouer les plans de la Grande Faucheuse, l’amour et l’écriture sont des armes utiles et solides ; le premier parce qu’il suscite le désir de vivre, la seconde parce qu’elle éternise les choses et les êtres qu’elle dépeint.
La conclusion du livre en forme de Carpe Diem scelle un moment de la vie de Ray Bradbury où le présent est à savourer face à un futur incertain et un passé appelé à disparaître. Du grand art, superbement traduit par Emmanuel Jouanne.
Catherine Dutigny
(1) Pulps : publications peu coûteuses et de piètre qualité, très populaires aux États-Unis durant la première moitié du XXe siècle.
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