La solitude des mourants, suivi de vieillir et mourir, Norbert Elias
La solitude des mourants, suivi de Vieillir et mourir, quelques problèmes sociologiques, avril 2012, traduit de l’allemand par Sybille Muller, et de l’anglais par Claire Nancy, 2012, 119 p. 7 €
Ecrivain(s): Norbert Elias Edition: Titres (Christian Bourgois)
En quoi la mort constitue-t-elle un problème sociologique ? Nous mourrons seuls, dit-on, de même que nous vieillissons et que nous souffrons en nous-mêmes, sans que personne ne puisse éprouver à notre place ce qui nous touche. Si cela est partiellement vrai, cela n’empêche pas l’auteur de vouloir montrer en quoi la mort, notamment, rentre dans ce qu’il appelle un processus de civilisation, dont il prolonge l’étude ici.
Dans les sociétés modernes, nous pouvons en effet assister à ces scènes où des personnes âgées sont découvertes de nombreux jours après leur mort, dans un état de décomposition avancé, comme à la suite de la canicule de 2003 en France. Cette solitude des mourants, et des personnes âgées, est du même ordre que cette souffrance que la thérapie médicale cherche à atténuer au niveau technique, mais en ne s’intéressant qu’à nos organes. Or, ce n’est pas seulement un corps qui souffre, mais également la personne dans son ensemble, et dont la souffrance s’accroît, au niveau subjectif, de manquer de relations affectives pour l’accompagner dans cette souffrance.
C’est cette solitude des mourants qui est la conséquence du processus de civilisation, dans les sociétés modernes. Non pas que la mort soit devenue un problème plus aigu aujourd’hui qu’hier. Ici, Elias tient à se démarquer de la position de Philippe Ariès qui, dans son Histoire de la mort en Occident, considère que la mort, dans l’Antiquité ou au moyen-âge, pouvait se vivre plus sereinement et plus paisiblement que de nos jours. L’auteur, au contraire, tient à montrer que la mort a toujours été un problème pour l’être humain. L’homme a peur de la mort, car à l’opposé de l’animal il sait qu’il va mourir, et qu’il ne peut s’empêcher de se représenter cette mort. A l’inverse du tableau idyllique que nous dresse Ariès des temps plus anciens, Elias tient à préciser toute la cruauté et la violence dans la façon de vivre, et donc aussi de mourir, d’autrefois. La vie était peu sûre, plus brève, du fait des guerres, des épidémies et des famines, et la mort s’accompagnait souvent de souffrances que nous savons maintenant atténuer, grâce aux progrès médicaux. Elle était souvent également la cause de grandes frayeurs, entretenues par l’Eglise chrétienne qui annonçait les risques de châtiments et de chute aux enfers. Ce n’est donc pas la peur de la mort qui a changé, mais la forme que prend celle-ci.
Pendant longtemps, cette peur a été apprivoisée au travers de croyances collectives dans une vie éternelle, croyances à caractère religieux et spirituel. Dans les sociétés modernes, ces croyances sont devenues terrestres. La poussée de civilisation a conduit à un progrès global dans les domaines des sciences et des techniques. La mort est devenue un phénomène naturel, plutôt que surnaturel, ce qui a occasionné chez les individus un plus grand sentiment de sécurité et une inquiétude apaisée. On ne meurt plus, ou beaucoup moins, de mort violente. La vie est plus paisible, et on ne s’imagine guère mourir ailleurs que dans son lit. De même, cette mort a été différée dans le temps, et l’espérance de vie s’est très nettement accrue pour chacun d’entre nous. La mort et son vécu a donc suivi les mêmes modifications dans les sociétés modernes que le reste de nos attitudes vis-à-vis de tout ce qui nous ramène à une dépendance animale. L’homme s’est de plus en plus libéré de la nature et de ses instincts, et les menaces qui pesaient sur lui sont devenues de plus en plus contrôlables et prévisibles. L’homme, de manière générale, est devenu plus policé. Il respecte mieux les autres et les règles de conduites sociales. Il est devenu, en apparence tout au moins, plus rationnel, moins soumis à ses passions, alors que la violence devient le monopole légitime de l’Etat, avec la police et l’armée.
Mais la conséquence de cette nouvelle structure des sociétés modernes, c’est un refoulement de la mort. A l’époque victorienne, ou dans la très prude société de Vienne que fréquentait Freud, le refoulement portait beaucoup sur la sexualité, ce qui a favorisé l’apparition de la névrose comme pathologie psychique. Ce refoulement sexuel, avec la libération des mœurs, s’est beaucoup atténué, et il n’est plus tabou de parler de relations sexuelles, même en présence d’enfants. Nous ne pouvons pas en dire autant pour la mort, dont le refoulement semble avoir augmenté. La mort devient, plus que jamais, cette vérité que nous ne pouvons pas regarder en face. Elle fait l’objet de sentiments de honte, de répulsion et de gêne, qui amène sa mise à l’écart de la vie publique. Car ce qui a surtout changé, c’est qu’aujourd’hui nous mourons, et nous vieillissons en étant beaucoup plus seuls. Dans les sociétés antérieures, celui qui mourait le faisait en famille. Il était entouré de ses proches, qui pouvaient selon les cas sinon l’aider, notamment pour atténuer ses souffrances, mais au moins l’accompagner et lui témoigner des marques d’affection. On mourait en présence des enfants, alors qu’aujourd’hui on leur cache l’événement, et qu’on leur impose d’être silencieux face à une tombe. La mort de l’autre signifie toujours la prémonition de notre propre mort, mais l’accoutumance à la présence de morts autour de nous a disparu. C’est la raison pour laquelle il paraît beaucoup plus difficile aujourd’hui qu’autrefois d’assister à l’agonie de quelqu’un, ou de supporter ses cris de souffrance, ou de voir dépérir une personne âgée. Nous ne savons plus comment nous comporter, et nous ne savons plus quoi dire dans une telle situation, car les formes traditionnelles des rites et des formules nous paraissent désuètes et trop conventionnelles. Dans nos sociétés, l’être humain se comporte de manière plus individualiste. Il se soucie d’abord et avant tout de ses propres intérêts, et a énormément de mal à s’identifier, lorsqu’il est jeune, à quelqu’un qui voit les forces de son corps lui échapper. La vie qui est menée, plus paisible et sécurisée, entraîne le recul pour l’ensemble des individus de la mort, avec une durée de vie qui augmente sensiblement.
Ainsi, la mort nous apparaît-elle plus lointaine. Lorsqu’elle survient, elle ne peut apparaître que comme un accident dans la trajectoire d’une vie, et les crimes qui sont encore commis semblent d’autant plus odieux et violents. La mort est devenue une étrangère, privée de sens, qu’il s’agit de ne plus voir. C’est pourquoi les personnes âgées sont confiées à des maisons de retraite, et que les individus meurent à l’hôpital, ou bien que les enterrements et les tombes sont confiés aux soins de spécialistes rémunérés. Tout ceci contribue à la solitude des mourants dans nos sociétés modernes, solitude qui se manifeste lorsque le corps d’un clochard est enjambé dans la rue par les passants, et comparable à celle qu’ont pu connaître les êtres humains dans les chambres à gaz, qui ont été rassemblés pour la première fois à cette occasion.
Christophe Gueppe
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