La solitude Caravage, Yannick Haenel (par Charles Duttine)
La solitude Caravage, 336 pages, 8,50 €
Ecrivain(s): Yannick Haenel Edition: Folio (Gallimard)
Le Caravage ou la dernière des solitudes
Evoquer la figure du peintre Le Caravage revient à se heurter à beaucoup d’inconnues. Cet artiste fut d’ailleurs quasiment oublié pendant de longs siècles. C’est au milieu du XX° que l’historien de l’art Roberto Longhi a exhumé son œuvre et sa mémoire des tombeaux de l’histoire. Et c’est un cadavre auréolé de toute une légende qui va alors resurgir. Déjà, à son époque, on le considérait comme un « extravagant » ainsi que le jugeait l’un de ses mécènes le cardinal Del Monte. Et on ne cesse de le qualifier aujourd’hui comme un artiste maudit à l’instar de Villon, Sade ou Rimbaud, peut-être à tort. Il est vrai que c’est un peintre passionné, c’est le moins que l’on puisse dire, un être fiévreux, ombrageux, à la vie incandescente et au tempérament de flamme. Un esprit transgressif encore, frondeur, bagarreur et qui fut poursuivi dans les dernières années de sa courte vie pour un crime commis au cours d’une rixe. Une sorte de « bad boy » dans le XVI° siècle italien.
Dans son ouvrage, La solitude Caravage, Yannick Haenel s’approprie l’œuvre et le destin de ce peintre. Haenel nous parle de « son » Caravage. Tout commence pour lui à 15 ans, au pensionnat où il découvre, dans un livre d’art, le visage et le buste de Judith avec une émotion proche du « coup de foudre ». Un tableau qui « a changé (s)a vie ». Et son intérêt se poursuit et s’accroît au-delà de cette période juvénile. Nous le suivons, nous lecteur, non sans plaisir dans ses pérégrinations dans les grands musées européens (à Paris, Naples, Berlin, Dublin…), dans différentes expositions (Jacquemart-André, Dentro Caravaggio à Milan…), et dans tous les lieux où sont présentes des œuvres du Caravage, notamment l’église Saint-Louis-des-Français à Rome. Et Yannick Haenel nous confie son émotion presque à chaque rencontre. Il se dit « saisi », comme brûlé par la lumière de ces toiles, bousculé par cette peinture « effrayante ». Une telle œuvre a quelque chose d’aveuglant, comme à Milan où sous le coup de l’émotion, il perd le cahier de ses notes, ses lunettes, et revient chez lui « sans plus rien voir ».
On peut d’ailleurs s’interroger sur le genre du livre de Yannick Haenel. Est-ce une autobiographie ? Une monographie sur Le Caravage ? Ou bien encore un essai sur le pouvoir de la peinture ? Un roman pourquoi pas, la vie et le personnage du Caravage étant si « romanesques » ? Un peu de tout cela, peut-être, une sorte de kaléidoscope où ses différentes pistes se rejoignent de temps à autre. Et surtout un récit d’initiation puisqu’il écrit : « Il y a toujours une aventure cachée à l’intérieur d’un récit, et souvent aventure et vérité sont indiscernables : ce qui s’écrit ici, depuis le déploiement secret d’une érotique placée sous le signe de Judith, jusqu’à mon avancée nocturne vers la solitude du Caravage, raconte un voyage intérieur ».
On le suit volontiers dans cette « expérience intérieure » qui est la sienne où viennent s’éprouver et s’écrire les limites. Il est vrai que l’œuvre du Caravage est puissante, passionnée, faite de contradictions où s’affrontent l’ombre et la lumière ; et sa présence violente ne cesse d’interpeller, surtout à notre époque. Ses tableaux souvent déséquilibrés dans leur composition viennent rompre avec une perspective géométrique rassurante et sont marqués par l’excès. « L’exubérance est beauté » écrivait William Blake. Une formule qui sied parfaitement au Caravage. A ce propos, Haenel écrit : « Certains artistes ont besoin du tumulte, qui ne contredit pas la rigueur de leur travail : au contraire, l’excès profite à leur intelligence, et la combustion nocturne de leurs sens accorde des flammes à leur palette ».
Un dernier intérêt du livre est de s’arrêter sur quelques-uns des chefs-d’œuvre du Caravage et d’aller fouiller vers ce qui vibre en eux. Judith décapitant Holopherne, qui a tant fait d’effet sur l’auteur, mais encore La vocation de Saint Matthieu, Le Jeune Bacchus malade, La Décollation de saint Jean-Baptiste, toutes des œuvres troublantes. Et devant toute cette production artistique, Haenel met l’accent sur la quête du Caravage, lui qui s’est souvent représenté sur la toile au cœur de l’action peinte comme s’il voulait s’impliquer doublement dans ses créations.
Dès lors, c’est une quête éminemment solitaire qui est poursuivie d’œuvres en œuvres et qui ne cesse de nous interroger aujourd’hui. Une aspiration fondamentalement mystique vers ce que Yannick Haenel appelle la « vérité », la « lumière » ou encore le « mystère » malgré « la nuit et l’obscurité ».
Charles Duttine
Yannick Haenel co-anime avec François Meyronnis la Revue Ligne de risque. Il a récemment publié Cercle (Gallimard, 2007, Folio n°4857), et Jan Karski (2009, Folio n°5178), prix du Roman Fnac et prix Interallié.
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