La Société ouverte et ses ennemis, Karl Popper (par Gilles Banderier)
La Société ouverte et ses ennemis, juin 2018, trad. anglais Jacqueline Bernard, Philippe Monod, deux volumes, 342 et 336 pages, 9,50 € chaque volume
Ecrivain(s): Karl Popper Edition: Points
Karl Popper eut le privilège à la fois douteux et involontaire de fêter ses seize ans lorsque s’acheva la Première Guerre mondiale et d’être né dans une ville qui, à bien des égards, fut à la fois la matrice de la modernité européenne et le centre géométrique de ses névroses : Vienne. Dans le bouillonnement intellectuel qui caractérisait la capitale de la jeune Autriche, Popper publia ses premiers travaux scientifiques, portant sur l’épistémologie. Il jugea ensuite préférable de s’éloigner du continent européen, se rendant en Grande-Bretagne, puis aussi loin de Vienne qu’il soit possible d’aller sans changer de planète : en Nouvelle-Zélande. Ce fut depuis ce pays lointain, dernière escale avant le Pôle Sud, qu’il assista à l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie et à tout ce qui suivit, même si les informations ne lui parvenaient que lentement. Ce fut également en Nouvelle-Zélande que Popper rédigea La Société ouverte et ses ennemis, qu’il déclara avoir récrit une trentaine de fois. À la fin de 1945, il fut recruté par l’université de Londres où il travailla jusqu’à sa retraite. Il ne retourna dans le monde germanique que pour donner des conférences et Vienne ne recueillit que ses cendres.
La Société ouverte fait partie de ces grands livres composés en exil et dans la langue de l’exil. Popper définit ainsi ce concept, à propos duquel il est facile de se méprendre : « J’appelle société close la société magique ou tribale, et société ouverte, celle où les individus sont confrontés à des décisions personnelles » (tome I, p.199). Grand lecteur des Grecs, Popper livre un plaidoyer en faveur de la raison, à une époque qui s’est largement abandonnée aux forces de l’irrationnel (et le marxisme, qui postule un « sens de l’Histoire », est également un irrationalisme). Popper s’attaque à trois géants de la pensée occidentale : Platon, Hegel et Marx (la partie du livre dévolue à Hegel étant plus brève que les deux autres). On objectera que ferrailler contre un penseur mort depuis vingt-cinq siècles n’a pas grand sens et que, quelles que soient les conclusions auxquelles on parvienne, Platon restera un philosophe de toute première grandeur. Ce n’est peut-être pas inutile, car tout se passe comme si Platon, son ascendant et son prestige aidant, avait inoculé un virus dans la pensée occidentale, celui de la complaisance vis-à-vis de la force politique. Il faut parfois du génie pour apercevoir ce qui devrait crever les yeux et Karl Popper fut ainsi un des premiers à voir l’éléphant dans le salon, un des premiers à comprendre que les utopies politiques de Platon (et peut-être les utopies en général) avaient posé les fondations du totalitarisme moderne. Popper rappelle que Platon a trahi Socrate. Ainsi s’explique, peut-être, ce fait troublant, son absence lors de l’exécution du maître (la phrase fameuse dans le Phédon, « Platon, je crois, était malade », recèle-t-elle une triste ironie ? Pourquoi cette étrange incise « je crois » ?). Parmi les élèves et les proches de Platon, on compta neuf tyrans et l’épisode sicilien ne tourna pas à l’avantage du philosophe. Le rapport de Platon au pouvoir éclaire également d’un jour cruel la séduction que Hitler exerça sur un Martin Heidegger. Platon et Heidegger voulurent-ils devenir les penseurs officiels d’un régime politique, comme Hegel parvint à l’être en Prusse ? Ce n’est pas impossible. L’exaltation perverse de l’État sous la plume de Hegel (« il faut donc vénérer l’État comme un être divin-terrestre et savoir que, s’il est difficile de comprendre la nature, il est infiniment plus ardu de bien concevoir l’État », cité au tome II, p.29) annonce les pires catastrophes du XXe siècle, de même que le programme de Marx, quelle qu’ait été sa générosité initiale (« L’ardente protestation de Marx contre de tels crimes, tolérés et même défendus à l’époque, non seulement par des économistes, mais aussi par des hommes d’Église, le place à jamais au nombre des libérateurs de l’humanité », tome II, p.115).
La Société ouverte est un plaidoyer passionné pour la mesure et la raison, à une époque où le monde leur a tourné le dos. Popper souligne notamment que les théories du complot (tome II, p.93) ne sont que des réincarnations de superstitions tribales. Mais le philosophe n’a rien du démocrate illuminé et nous lui sommes également redevables de la formulation de trois paradoxes (de la liberté, de la tolérance et de la démocratie), soulignant que ces trois « vertus » (qui ne voudrait pas vivre dans un pays libre, tolérant, démocrate ?) ont la faculté de produire leurs contraires. Par certains aspects, le livre de Karl Popper fait penser à la célèbre Oratio de Pic de la Mirandole, texte fondateur de la Renaissance, qui postule avec vigueur et optimisme la dignité de l’homme et, partant, son écrasante responsabilité dans tout ce qui lui arrive.
Gilles Banderier
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