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La séduction de la fiction, Jean-François Vernay (par Arnaud Genon)

Ecrit par Arnaud Genon le 17.06.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

La séduction de la fiction, Jean-François Vernay, Hermann, mars 2019, 216 pages, 24 €

La séduction de la fiction, Jean-François Vernay (par Arnaud Genon)

 

Fiction, mon amour…

Pourquoi, comme le remarque Jorge Luis Borges dans ses Conférences, « le livre est[-il] un des bonheurs possibles de l’homme » ? Pourquoi, selon lui encore, « la lecture est[-elle] une forme du bonheur » ? (1). C’est parce que la fiction a un pouvoir dont chaque lecteur a un jour fait l’expérience : elle nous séduit. Si l’on s’accorde aisément sur le constat, les motifs pour lesquels le charme opère restent obscurs. La raison en est que peu de travaux existent sur le sujet dans la mesure où des réticences à croiser les neurosciences et les études littéraires se faisaient sentir, alors que le champ littéraire a tout à gagner de cette « interdisciplinarité féconde qui ouvre de nouvelles perspectives et donne un nouveau souffle aux études littéraires que les déclinologues jugent moribondes et menacées d’asphyxie » (p.16).

Voilà donc le stimulant défi lancé par Jean-François Vernay, chercheur et auteur de plusieurs livres, dont le revigorant Plaidoyer pour un renouveau de l’émotion en littérature (Complicités, 2013). La séduction de la fiction, « à la frontière entre étude littéraire et sciences cognitives », ainsi que le précise la quatrième de couverture, est construit autour de neuf questions qui correspondent aux neuf chapitres de l’essai. Toutes ont en commun d’interroger la fiction dans ce qu’elle éveille en chacun de nous, que ce soit au niveau des attentes, du plaisir, des émotions, des apports personnels, autant de questionnements qui ne sont que rarement théorisés et laissés à la marge de l’approche littéraire. Et pourtant, ne lisons-nous pas d’abord pour le plaisir que nous procurent les livres ?

L’objet livre est d’ailleurs lui-même présenté de manière à susciter en nous le désir de l’acquérir, on entretient avec lui une relation sensorielle, il crée un horizon d’attente, une promesse à laquelle nous sommes sensibles (chapitre 1). Italo Calvino, dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, parlait de la première relation au livre avec un vocabulaire faisant penser à une parade prénuptiale, évoquant « cette façon de tourner autour du livre, de lire autour avant de lire dedans » (2). Par ailleurs (chapitre 2), les personnages qu’il renferme, aussi fictifs soient-ils, suscitent en nous des émotions, exercent même un « pouvoir d’envoûtement » (p.52) qu’il serait absurde de vouloir nier.

Cependant, la posture de lecteur varie d’un individu à l’autre. Lecteur « amateur » ou « professionnel », nous nous livrons à différents types de lectures. Jean-François Vernay distingue notamment, très justement, « lecture hédonique » et « lecture anti-hédonique », celle qui procure un plaisir presque « régressif » (p.59) de celle qui est vécue sur le « mode d’un pensum ou d’une punition » (p.61) et qui est parfois pratiquée dans le cadre scolaire (chapitre 3). De la même façon, le critique classifie « les petits plaisirs solitaires » (chapitre 4) qui sont les nôtres lors de l’acte de lecture : plaisir cognitif qui peut être éveillé par des éléments esthétiques ou narratifs, « plaisir anticipatoire », « consommatoire », jouissance esthétique sont autant de formes de réactions à la fiction qui ont été abordées soit par des spécialistes du cerveau soit par des théoriciens de la littérature.

Comment les auteurs parviennent-ils à séduire leur lectorat ? L’écrivain, comme le remarque l’essayiste, est « un professionnel de la séduction » (p.95) qui met en jeu, dans sa relation au lecteur, son propre désir menant à une « érotique de la fiction ». Elle pourrait s’expliquer – entre autres hypothèses ici formulées – par la proximité des zones stimulant le désir sexuel et celles excitant le désir textuel (chapitre 5). Les auteurs, par l’intermédiaire des espaces fictionnels qu’ils déploient, éveillent ainsi en nous des émotions (chapitre 6) notamment lorsque « la situation dans laquelle se trouve le personnage […] entre en résonance avec l’expérience du lecteur » (p.121). L’empathie est une des « multiples facettes qui cimente la relation entre l’individu et la fiction » (p.127). Elle gagnerait évidemment à être favorisée au sein de l’enseignement scolaire, mais peut aussi, cependant, être à l’origine d’un sentiment d’indignation, comme Vernay le montre en s’appuyant sur la réception du roman de François Garde, Ce qu’il advint du sauvage blanc (3) (chapitre 7).

Tout enseignant de français, de lettres ou de littérature ne pourra qu’être sensible au chapitre consacré aux « bons usages de la fiction » (chapitre 8). L’auteur y évoque les pratiques au sein de l’Éducation nationale qui ont « occulté la force émotionnelle des œuvres » (p.146) à force de commentaires composés et de relevés de champs lexicaux et propose des alternatives enthousiasmantes comme le « projet abréactif », « éducation émotionnelle qui propose de voir en l’écriture littéraire un moyen commode de susciter l’empathie et de libérer la charge affective de l’apprenant » (p.149) ou encore le « projet éthique » visant à développer l’intelligence empathique et qui « pourrait trouver un écho dans de nombreuses disciplines scolaires comme le français, les langues secondes, l’histoire-géographie, l’enseignement moral […] » (p.157). Mais hélas, le regard porté sur ces plaisirs-là, ces « Plaisirs défendus » (chapitre 9) a toujours été suspect, même si un « retour à l’affectif » (p.177) s’est opéré depuis peu qui entrouvre la porte aux lectures subjectives et affectives.

La séduction de la fiction est un essai réjouissant qui ouvre des perspectives peu explorées par la critique française. Très argumenté, le texte de Jean-François Vernay s’appuie sur des recherches françaises et anglo-saxonnes d’ordre littéraire, psychanalytique, psychiatrique ou neuroscientifique. Leur croisement, souvent riche, révèle que l’appréhension de la fiction ne saurait relever de la simple critique littéraire traditionnelle. Car il en va de la relation à la littérature comme de la relation amoureuse : « Aimer d’abord, il sera bien temps, ensuite, de savoir pourquoi on aime » (4).

 

Arnaud Genon

 

Essayiste bilingue, auteur de fiction et chercheur en littérature, Jean-François Vernay a signé plusieurs réflexions littéraires, toutes disponibles en langue anglaise. La séduction de la fiction est son quatrième essai. Dix ans plus tôt, il publiait un ouvrage salué par la critique : Panorama du roman australien des origines à nos jours (Hermann, 2009), la seule histoire littéraire de l’Australie disponible en français. Son blog personnel est consultable ici : http://jean-francoisvernay.blogspot.com

 

(1) J. L. Borges, Conférences, Gallimard, 1985, p.156.

(2) Italo Calvino, Si par une nuit d’hiver un voyageur, Seuil, coll. Points, 1995, p.12.

(3) François Garde, Ce qu’il advint du sauvage blanc, Gallimard, 2012.

(4) André Breton, cité par Annie Ernaux, L’écriture comme un couteau. Entretien avec Frédéric-Yves Jeannet, Stock, 2003, p.140-141.

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A propos du rédacteur

Arnaud Genon

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Rédacteur

Domaines de prédilection : Littérature française et francophone

Genres : Littérature du "je" (autofiction, autobiographie, journaux intimes...), romans contemporains, critique littéraire, essais

Maisons d´édition : Gallimard, Stock, Flammarion, Grasset


Arnaud Genon est docteur en littérature française, professeur certifié en Lettres Modernes. Il enseigne actuellement les lettres et la philosophie en Allemagne, à l’Ecole Européenne de Karlsruhe. Visiting Scholar de ReFrance (Nottingham Trent University), il est l´auteur de Hervé Guibert, vers une esthétique postmoderne (L’Harmattan, 2007), de L’Aventure singulière d’Hervé Guibert (Mon petit éditeur, 2012), Autofiction : pratiques et théories (Mon petit éditeur, 2013), Roman, journal, autofiction : Hervé Guibert en ses genres (Mon petit éditeur, 2013). Il vient de publier avec Jean-Pierre Boulé,  Hervé Guibert : L'écriture photographique ou le miroir de soi (Presses universitaires de Lyon, coll. Autofictions etc, 2015). Ses travaux portent sur l’écriture de soi dans la littérature contemporaine.

Il a cofondé les sites herveguibert.net et autofiction.org