La Seconde, Colette (par Marie-Pierre Fiorentino)
Ecrivain(s): Colette Edition: Le Livre de Poche
Chez Colette (2)
« “Où est Jane ?”, demandait à toute heure Fanny, dominée par l’habitude de rencontrer, où qu’elle portât son regard, une jeune femme aimable et active ».
« Farou, rentrant chez lui, ne saluait pas plus Jane qu’un meuble. Mais il butait sur son absence ».
« “Où est Jane ?”, demandait, bouche cousue, yeux anxieux, le petit Farou, arrêté comme par une corde tendue devant le siège vide de Jane ».
Jane est devenue indispensable à tous depuis que Farou, le mari de Fanny, auteur de théâtre à la notoriété grandissante, l’a embauchée dans l’urgence quatre ans auparavant. Disposer de revenus personnels la dispense pourtant, la trentaine venue et après quelques aventures amoureuses, de demander des émoluments à la famille Farou, chez laquelle manne d’une pièce à succès et vaches maigres s’enchaînent au fil des saisons. Bref, Jane est libre.
Pourquoi alors vit-elle en Seconde ? Quant à Fanny, ne joue-t-elle pas avec le feu ?
Cet été, Farou a exilé à la campagne les femmes et son fils. La villégiature dans cette maison isolée serait ennuyeuse sans les initiatives de Jane pour l’animer. Mais voilà que Farou, espéré mais inattendu, débarque. Ici comme à Paris, il règne en pacha : « Ah ! Tout’s ces femmes ! Tout’s ces femmes ! J’en ai des femmes dans ma maison ! ». Et la maison de se plier au rythme de sa créativité qui teste, en les beuglant, les répliques de sa prochaine œuvre à terminer d’urgence avant que les répétitions, l’automne puis la première ne ramènent toute la famille dans son appartement parisien.
Farou… Chez Colette, certains personnages sont des centres que la romancière, comme pour souligner cette place, ne désigne que d’un nom – ou d’un prénom ; n’est-elle pas « Colette » ? – Farou, donc, physique imposant, nature vorace, occupe, même en son absence, tout l’espace du roman au fil duquel il se révèle de moins en moins sympathique.
« Des querelles de femmes ? Des histoires avec les domestiques ? » gronde-t-il « avec intolérance », souligne la romancière, lorsqu’il tombe en pleine querelle entre ses deux compagnes. Toute la morgue méprisante du mâle rentré au terrier, mais contrarié de n’y être pas reçu en roi, tient dans ces deux questions accusatrices. Ce déploiement d’autorité se calme lorsqu’il obtient l’assurance que la presse, le public ne sauront rien de ce lavage de linge sale en famille. Il peut alors s’éclipser, soulagé pour sa carrière et sa réputation. Car pour un homme en vue, une réputation de séducteur d’actrices prétendantes, en mal de cachet et des feux de la rampe, est une bonne réputation.
La Seconde est donc l’histoire de femmes dont le besoin d’un nid où règnent prévenances et rituels « fait passer sur bien des choses » comme Colette le faisait dire à sa célèbre Claudine à un autre propos. Ces choses ici sont les conventions et l’amour propre. Du détachement, de la paresse accompagnent la recherche d’une sécurité enveloppante, douce comme le châle dont Jane n’oublie jamais d’emmitoufler Fanny. Glisseront sur cette protection de fortune rumeurs de coulisses et ragots semi-mondains, inévitables lorsqu’un peu de gloire et d’argent sont à espérer.
Car bien que tout les oppose, jusqu’à la lucidité blasée de Jane sur les hommes contre l’attachement indéfectible de Fanny à Farou, ces deux femmes n’ont-elles pas pour seule chance de bonheur, si celui-ci se tisse dans le partage quotidien et douillet de l’existence, de s’entendre ? « On est si seule avec Farou ».
Jean, « le petit Farou », seize ans, a ainsi bien raison, sans oser la nommer lui-même, de souligner la solidarité unissant Fanny et Jane contre les excès de mauvaise foi de son père. Né d’une actrice rencontrée avant Fanny, il chérit celle-ci mais traverse orageusement l’adolescence (pléonasme ?) dont Colette, au fil de son œuvre, s’est faite psychologue, sans angélisme ni jugement moral.
Personnage aussi discret qu’attachant, Jean a la parole rare mais révélatrice. Du poste d’observation qu’est sa souffrance, il comprend, sans les excuser, certains manquements de son père comme l’effet de la timidité. Aussi odieux soit-il, un homme a des failles secrètes qu’il chercherait moins à dissimuler sous une force prétendue virile s’il n’avait eu à se débattre contre elles, très jeune, dans le silence des adultes rendus sourds par l’éducation patriarcale.
Évidemment, Jean est amoureux de Jane. Or, si le foyer peut bien réunir deux femmes, il est trop étroit pour deux hommes. Ainsi le petit Farou est-il sur le départ. Fanny se désole de cette nouvelle solitude tout en déplorant l’avenir de cet adorable enfant que dénaturera le grand Farou qu’il deviendra.
Face à ces démissions masculines, le titre, « La Seconde », suggérant qu’il n’y aura pas de troisième, laisse donc présager que le trio des adultes est fait pour durer aussi longtemps qu’un mariage.
Marie-Pierre Fiorentino
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