La Sauvage, Jenni Fagan
La Sauvage (The Panopticon). Trad. de l'anglais par Céline Schwaller. Mars 2013. 312 p. 19 €
Ecrivain(s): Jenni Fagan Edition: Métailié
The Panopticon. C’est le titre original de ce livre. Les lecteurs français seront nombreux à se demander pourquoi l’éditeur a choisi de glisser l’axe central du livre de la machine infernale qui le structure à la jeune fille qui en est l’héroïne. Pour peu qu’on ait lu le formidable « Surveiller et punir » de Michel Foucault, on ne peut pas ne pas savoir ce qu’est le Panopticon : un aménagement d’espace carcéral (et/ou hospitalier) idéal, inventé par l’anglais Jeremy Bentham en 1791, et qui permet, à partir d’un seul lieu central, de voir l’absolue totalité de l’ensemble d’un lieu d’enfermement. Une sorte d’omnivision radicale, métaphore souvent utilisée pour évoquer les univers totalitaires.
" En plein milieu du grand C, aussi haute que le dernier étage, il y a la tour de surveillance. Je lève les yeux. Il y a une fenêtre panoramique qui fait tout le tour au sommet et si on voit rien à travers la vitre, celui - ou ce qui - se trouve là-haut, lui, peut voir à l'extérieur. Depuis la tour, on peut voir l'intérieur de chaque chambre, chaque étage, chaque salle de bains. Partout."
Ce qu’Anaïs, la jeune héroïne du livre, vit dans cette histoire, c’est un séjour au sein d’une unité expérimentale d’enfermement d’adolescents « en difficulté » (comme on dit pudiquement). « L’expérience », comme elle dit. Et le centre porte, ouvertement, le nom de Panopticon.
« Si on regarde la tour de surveillance assez longtemps elle ressemble à un insecte. Surtout si le soleil se reflète dedans, comme des petits iris dorés. Ou si on y voit la lune comme hier soir. Là, elle a des yeux blancs qui te suivent partout. Tous les étages et toutes les portes des chambres se reflètent dans la fenêtre. Même moi, j’y suis aussi, en train de me regarder. »
On comprend très vite pourtant, dès les premiers chapitres, pourquoi ce choix de titre. En effet, le Panopticon n’est pas le sujet central du roman, même s’il est le cadre principal de son déroulement. Son propos c’est bien Anaïs, portrait superbe de jeune fille que la vie a oublié, trimballée de familles d’accueil en centres d’accueil (désignation pudique de lieux d’enferment), dans un jeu d’aller-retour perpétuel. Anaïs, la « sauvage » en ce sens que face aux malheurs et aux mauvais traitements, elle s’est caparaçonnée dans une armure très efficace, faite de révolte certes mais surtout d’une immense richesse intérieure qui lui sauve la vie. Car si Anaïs est maltraitée par la vie, elle n’est pas cabossée. Elle garde en elle une énergie, une clairvoyance, une moralité aussi, intacte.
Jenni Fagan saisit magistralement ce trait du personnage. Dans ce récit à la première personne, on passe sans cesse d’un registre de langue à un autre. Parfois la langue des gamins de la banlieue anglaise, rude et argotique – on pense à Ken Loach souvent :
« N’importe qui aurait pu conduire ce taxi. Ça aurait pu être Elvis . C’était peut-être un pauvre taré en rade de plans cul, qui sait ? Peut-être que Brendan sert de ciment sous un patio maintenant. Quel gâchis, ouais, c’était un super voleur à la tire. »
Et parfois, changement total de registre. Anaïs se montre sous son vrai jour, la sauvageonne cache une fille cultivée, très intelligente, sensible. Au point qu’on se laisse aller à une hypothèse de plus en plus prégnante au long du livre : le monde paranoïde d’Anaïs est-il réel, ou plutôt a-t-il une consistance possible ? Le Panopticon existe-t-il ailleurs que dans l’esprit d’Anaïs ? La narration à la première personne ne cache-t-elle pas une manipulation du lecteur ?
Ecoutez :
« Je sors de la salle de bains, fascinée. Une porte fermée ? Une porte fermée qui n’est pas une porte du personnel ou celle de la tour. Elle n’a pas été verrouillée par le système de verrouillage centralisé que la surveillance de nuit utilise de plus en plus ces derniers temps. »
Dans ce tableau terrible de jeunes gens perdus, la figure d’Anaïs émerge comme un fanal, celui de la dignité et de la révolte. Avec, comme une sorte d’épaisseur vertigineuse : qui est Anaïs ? Une adolescente déjantée ? Une victime du système social ? Une paranoïaque manipulatrice ? Un peu tout ça à la fois ?
Comme tous les grands livres, La Sauvage nous laisse sur plus de questions que de certitudes.
Leon-Marc Levy
VL3
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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