La Salle de jour, Don DeLillo
La Salle de jour, traduit de l’américain par Adélaïde Pralon, juin 2018, trad. Adélaïde Pralon, 88 pages, 15 €
Ecrivain(s): Don DeLillo Edition: Actes Sud/Papiers
Il faut pour entrer dans la pièce de théâtre de Don DeLillo, La Salle de jour, une perspective convexe, car il s’agit d’opérer un retournement des points de vue et d’adopter le régime du « comme si ». Il faut faire avec les personnages – et évidemment avec les acteurs d’ailleurs – comme si la salle de jour était à la fois une chambre d’hôtel, une salle de jeu ou une cellule d’asile psychiatrique. Et encore, comme si les personnages vaquaient à des tâches normales, pleines de signification raisonnable. C’est à la fois une mise en abyme de notre raison raisonnante au milieu du monde incertain et infini du langage, et une forme de mise en crise du statut social, de la règle sociale, et en ce sens des conventions sociales, qui peuvent seulement se dire sous le masque, derrière une mimique. Car il s’agit bien là de faire comme si. Et là, on distingue un bout de la vérité, et cette salle de jour, qui pourrait être notre propre salon, nous invite à une sorte d’éloge de la folie, laquelle montre et défait la comédie sociale, recadre les aspects coercitifs de la société, et nous conduit à regarder cette farce avec des yeux clairs et perçants. La folie, le pouvoir. Oui, pouvoir de déduction des énigmes, pouvoir de mettre en valeur la folie de notre existence. Oui, ce qui en rend incohérente la vanité, la vanité des vanités. Et notre petite personne narcissique gigote dans un monde social codé et mortifère.
BUDGE. Un. L’homme vient de l’unité Arno-Klein. Un fou très doué, disons. Un génie de l’imitation. Si j’ai bien compris, Bazelon est attaché à cet hôpital ? Il vient ici souvent, il rend visite à ses patients. L’imitateur l’a étudié, peut-être pendant des années. L’imitateur l’a suivi dans les couloirs, a travaillé sa démarche, sa voix, ses tics, ses tremblements involontaires, ses attitudes. Cet homme a besoin de changer de peau. Il souffre terriblement. C’est ça, le fondement de sa maladie.
ou encore
INFIRMIÈRE BAKER. Comment c’est, sous un déguisement, sans uniforme, pour pouvoir me mêler discrètement au groupe. Toute la pièce est fluorescente. On entend le grésillement des néons. Et ils sont assis là, l’air absent, dans des chaises blanches et molles, avec des crayons et du papier.
BUDGE. C’est pas dangereux, les crayons ?
INFIRMIÈRE BAKER. Tout est dangereux. Dans la salle de jour, un grain de poussière est rempli de danger. Une miette qui danse dans l’air envoie des signaux de danger, des parasites étranges. Les gens prononcent des phrases sorties de nulle part. Le moindre mot est bourré de danger. Tout est danger. Tout est blanc. Les murs, la lumière, la nourriture, les crayons, le papier.
La folie, la maladie, le monde sans ombres d’une chambre d’asile nous interrogent sur notre capacité de communiquer hors des cadres sociaux que nous impose le monde extérieur, où nous sommes pris dans le faisceau des représentations, dans lequel notre sort est au mieux celui d’un patient d’un immense hôpital psychiatrique. Nous sommes aussi bien au sein de l’oppression que décrit Michel Foucault dans Surveiller et punir que dans le cadre d’une pièce que l’on pourrait rapprocher d’un côté du théâtre de l’absurde – par exemple de Rhinocéros de Eugène Ionesco – ou alors dans la contagion de la psychose du film de William Friedkin, Bug. Tous les personnages sont borderline. Le théâtre est un médium approprié pour mettre en valeur cette contamination de la folie. Il rend possible la chair, le monde charnel et explique autant qu’un film, sans doute, ce que traversent les connexions nerveuses d’un corps.
Il ne faut pas non plus oublier le ton d’humour, d’humour noir, qui articule la lecture et rend féroce la comédie sociale et le carcan du monde. L’on pourrait rapprocher ce texte du Théâtre élisabéthain ou celui du Siècle d’or espagnol, qui les premiers, nous ont laissé entendre que le monde était un théâtre, une scène qui permettait de réduire le monde à un théâtre et le théâtre à un monde. Donc faire « comme si ». D’ailleurs, Oscar Wilde, dans un autre registre poétique, affirmait que l’on peut mieux dire les choses sous un masque.
DOCTEUR PHELPS. C’est tellement proche de leur pratique.
WYATT. Vous voulez dire une camisole de force.
DOCTEUR PHELPS. On n’appelle plus ça comme ça maintenant.
INFIRMIÈRE BAKER. L’expression était devenue trop brutale, trop crue.
DOCTEUR PHELPS. Trop restrictive. Alors on a appelé ça une contention.
Et que l’on soit dans le Short cutsde Raymond Carver ou de Robert Altman, nous sommes confrontés à une forme d’hystérie collective et à un monde insupportable. Pour preuve, ce jeune homme, prisonnier d’une camisole de force, réduit à jouer le rôle d’une télévision qui lui permet de zapper des incongruités et des bêtises de toutes sortes. Cela nous fait mal et nous heurte. Oui, c’est cet éloge de la folie qu’il faut retenir, et l’horreur, si l’on peut dire, de toute cette évocation d’une société malade où le « comme si » serait le but en soi.
Didier Ayres
- Vu : 3331